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trop rudement. « Si tu étais venu au monde, Trophime, seul entre tous, pour vivre à ton plaisir et réussir en tout, si quelque dieu t’en avait donné l’assurance, tu aurais raison de te plaindre : il t’aurait trompé, il aurait fort mal agi ; mais si tu as (pour parler un peu sur le ton des tragiques) aspiré l’air vital commun à tous les hommes, si tu es né aux mêmes conditions que nous tous, il faut un peu mieux supporter tes malheurs et raisonner les choses. Au fond, toute la question est là : tu es homme, et aucun être vivant ne passe plus rapidement que l’homme des hauteurs de la prospérité à l’abaissement. C’est tout simple, il est par sa nature tout ce qu’il y a de plus bas, et il ambitionne tout ce qu’il y a de plus haut ; alors, lorsqu’il tombe, il brise sous lui les plus belles espérances. Mais pour toi, Trophime, tes pertes n’ont pas été excessives, et tes malheurs d’aujourd’hui sont supportables ; supportes-en donc les suites avec modération. »

Ferons-nous intervenir un autre interlocuteur ? Celui-ci sera un fataliste qui repoussera toute cette raison et toute cette sagesse comme une frivolité impuissante contre la force des choses. « Laissez donc là votre raison, dit-il ; la raison de l’homme n’est autre chose que la Fortune, soit qu’on l’appelle un souffle divin, une intelligence, ou tout ce qu’on voudra. C’est elle qui conserve, détruit et gouverne toutes choses ; la prévoyance humaine n’est qu’une fumée, un vain mot. Croyez-moi, et vous ne m’en saurez pas mauvais gré : tout ce que nous disons, pensons, faisons, c’est la Fortune qui le fait ; nous n’en sommes que les prête-noms. La Fortune gouverne tout ; c’est elle seule qu’il faut nommer l’esprit et la providence des dieux, si l’on ne veut pas se repaître de mots vides de sens. » Voilà une désolante doctrine ; mais qu’on n’aille pas croire que Ménandre soit constant dans ces idées. S’il avait un système, il ne représenterait plus que lui-même, il ne serait plus poète, il n’offrirait plus dans ses divers personnages l’image complexe et le miroir fidèle des opinions de son temps. En bien des cas, l’esprit le plus religieux prend la parole à son tour : il y a un Dieu qui n’est pas la Fortune aveugle, et qui s’occupe des hommes, les écoute, les aide, les récompense, les punit. « Ne crois pas, dit l’un, si tu te parjures, échapper au regard de Dieu. » — « Dieu, dit l’autre, est partout présent, et voit tout. » — « Sans Dieu, nul homme ne peut être heureux. » — « Si tu fais une bonne action, encourage-toi d’une bonne espérance, sachant bien ceci, que Dieu prend sa part aux justes entreprises. » — « Dieu n’est pas sourd à la prière du juste. » — « Le fruit de l’homme juste ne se gâte pas. » — Mais voici qui est plus remarquable encore : « Dès qu’un homme vient au monde, dit Ménandre dans un autre passage, rapporté par saint Clément d’Alexandrie, un bon génie vient