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parce qu’on en aura tiré le meilleur parti possible. La vertu qu’on recommande est une certaine force qu’on exerce sur soi-même, mais pour soi-même ; les sentimens affectueux, la bonté, la justice, l’égalité, le pardon, sont prescrits à titre de plaisir, d’utilité, de réciprocité : le devoir est une jouissance ou une précaution ; la fermeté et la modération sont la reconnaissance calme d’une force supérieure à laquelle il serait inutile ou trop pénible de vouloir résister. En tout, c’est une philosophie de décadence ; si elle régnait absolument, si, dans les profondeurs du sens populaire, il ne restait pas toujours une inspiration supérieure à la raison même des sages, il n’y aurait plus d’espoir ; une société sur cette pente devrait rouler dans l’abîme, car le dévouement réel en est absent, l’enthousiasme y est impossible, et sans dévouement, sans enthousiasme il ne reste aucun point vital par l’énergie duquel la société puisse se réorganiser et se rajeunir.

C’était pourtant de cette guerre même entre le sentiment religieux, qui restait invincible, quoique corruptible, et la raison, qui ne pouvait jamais aboutir qu’à l’épurer sans le détruire, — c’était de cette lutte intellectuelle que le salut devait sortir. La comédie de Ménandre ne mettait plus les anciens dieux sur la scène, puisqu’ils ne comptaient plus, au moins pour les hommes éclairés ; mais elle s’opposait vivement aux nouvelles pratiques qui devenaient à la mode, et qui, n’ayant rien de moral, n’étaient que des jongleries. Les prêtres de Cybèle allaient portant par les maisons les images de la déesse, avec bruits de tambours et de cymbale, promettant pour de l’argent les faveurs de la déesse aux dévots qui avaient de quoi les payer. « Femme, dit Ménandre dans un passage rapporté par saint Justin, un dieu ne sauve pas un homme par l’entremise d’un autre homme ; si un homme pouvait attirer la Divinité où il veut par le bruit de ses cymbales, il serait plus puissant que la Divinité même. Ce sont là, Rhodé, les pratiques d’une audacieuse industrie inventées par des hommes sans pudeur, des faussetés avec lesquelles on se joue de l’humanité. » — « Je n’aime pas, dit un autre, un dieu qui se promène par les rues avec une vieille, et qui, cloué sur une petite planche, entre dans les maisons. Un dieu bien appris doit rester chez lui pour protéger ses fidèles. » Ménandre ne se montre jamais aussi mordant que sur ces sortes de sujets. On se rappelle qu’Aristophane faisait intercepter par la cité des oiseaux la fumée des sacrifices qui nourrissait les dieux de l’Olympe. Les personnages de Ménandre murmurent aussi contre les sacrifices dispendieux qui n’étaient plus qu’une spéculation des prêtres, « Voyez ces fripons, dit l’un d’eux, dans tous leurs sacrifices ; comme ils portent leurs corbeilles et leurs vases sacrés, non pour les dieux, mais pour eux-mêmes !