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l’indigne dépositaire de l’autorité, lequel, appuyé sur des serviteurs aussi vulgaires que lui-même, poursuit ce rival moralement si supérieur à eux tous, et l’écraserait avec joie dans la poussière.

« — Mais, Robert, dit Elisabeth, si c’est là une vérité terrible, c’est une vérité cependant, et qui subsistera toujours.

« — Oui, elle subsistera, cette vérité odieuse, jusqu’à ce que le règne de Dieu soit établi sur la terre, jusqu’à ce que le jour de la liberté ait lui ; alors celui-là seulement sera le maître qui aura mérité d’être le maître.

« — Et tu crois que ce jour-là viendra" ?

« — Oui, il viendra, au moins dans le domaine de la pensée ; alors le prolétaire idéal, aujourd’hui sans droit et sans possession, l’homme d’esprit, l’homme de cœur, Tristan, pour tout dire, Tristan ne sera plus au dernier rang, mais au premier. Il jouira de son droit, il possédera le royaume et la femme qui lui appartiennent, et la paix sera établie.

« — La paix ! dit Elisabeth, et son regard vague et rêveur attestait le trouble de son Ame. La paix !… N’y aurait-il donc plus de droits opposés, plus de prétentions rivales sur un même terrain ?

« — Oh ! certes il y en aura encore, dit Robert en souriant, et la paix absolue dont je parlais tout à l’heure n’appartient qu’au domaine de la transcendance, au domaine purement idéal où notre esprit aperçoit la fin de toutes les oppositions et l’harmonie de tous les contraires. Dans ce monde où nous sommes, il y aura toujours des contrastes, toujours des luttes, et pourquoi s’en plaindre ? C’est précisément là ce qui fait le prix de la destinée humaine. Sans ces luttes, il n’y aurait pas de poésie, et la vie même n’existerait pas.

« — Ainsi l’amour de Tristan et d’Yseult reste bon, et juste, et légitime, jusqu’au dernier instant" ? demanda Elisabeth, le regard toujours plongé dans une vague rêverie.

« — Oui, sans doute, considéré en lui-même, cet amour est juste et légitime, bien que les circonstances extérieures en fassent un amour coupable. Pour qui était créée Yseult, si ce n’est pour Tristan ? et pour qui Tristan, si ce n’est pour Yseult ? Ce qu’il y a de beau dans le poème de Gottfried, c’est que cet amour s’empare d’eux si complètement qu’il devienne leur unique pensée, qu’ils n’aient là-dessus aucun doute, aucun scrupule, qu’ils obéissent enfin avec cette incomparable naïveté à la toute-puissance du sentiment qui les domine. Assurément ils ne peuvent agir de la sorte sans commettre une faute, mais la faute est dans les circonstances encore plus qu’en eux-mêmes. Si l’on veut leur faire un reproche, qu’on fasse donc reproche à Dieu, qui avait organisé leurs natures et disposé leur vie de telle manière qu’ils devaient nécessairement faillir. Concluons donc, c’est notre seule ressource, que le péché est dans les desseins éternels de Dieu. Les bornes que Dieu assigne maintenant aux droits et aux forces opposées amènent les conflits de ces forces, et de ces conflits naît la vérité idéale, qui est l’identité des contraires. La passion des deux amans était noble et pure ; nobles et pures aussi sont les lois du mariage : comment réconcilier ces deux vérités ? Au sein d’une vérité plus haute qui se formule ainsi : il n’y a de vrai mariage que dans l’union de deux êtres qui s’aiment et qui lurent créés l’un pour l’autre.

« Elisabeth n’avait rien à répondre à cela, Elle restait là, perdue dans ses