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alliés. Le jour où il a cru que sa personne pouvait être un obstacle, il s’est effacé sans chercher à retenir ce commandement d’une armée de plus de cent mille hommes. Le général Canrobert n’est point tombé de sa haute position ; il en est descendu simplement et avec honneur, comme un chef qui cesse de commander et qui garde son poste de combat au premier rang. Il s’est replacé à la tête de la division qu’il conduisait à l’Alma. Le général Canrobert n’a pas pris Sébastopol, il est vrai ; mais il a fait vivre l’armée durant l’hiver le plus cruel : il l’a soutenue dans les plus rudes épreuves, au milieu de cette vie de luttes permanentes, de souffrances, de privations, sans laisser un instant s’affaiblir son ressort moral, et il remet aux mains de son successeur le plus magnifique instrument de guerre, des soldats prêts à tout entreprendre, comme ils se sont montrés prêts à tout supporter. C’est l’œuvre du général Pélissier de se servir aujourd’hui de cet instrument et de frapper les coups décisifs.

Le nouveau général en chef n’a pas tardé à prendre de toutes parts l’offensive et à presser les Russes dans un cercle d’opérations hardies et brillantes. Déjà les 22 et 23 mai s’étaient livrés ces sanglans combats de nuit qui laissaient nos soldats maîtres d’une place d’armes des assiégés. Quelques jours plus tard, après des engagemens meurtriers, les redoutes du Carénage, le Mamelon-Vert, restaient entre nos mains avec cinq cents prisonniers et soixante-treize pièces d’artillerie, et notre armée occupait des positions d’où elle peut battre de son feu la ville et le port. D’un autre côté, l’expédition dirigée sur Kertch et Ieni-Kalé s’est accomplie dans les conditions les plus favorables. Les vaisseaux alliés sont maîtres de la Mer d’Azof, comme ils occupaient déjà la Mer-Noire. Ils ont pénétré jusqu’à l’embouchure du Don, jusqu’à Taganrog, la ville où mourut mystérieusement l’empereur Alexandre Ier, — détruisant successivement tous les dépôts d’approvisionnemens russes à Marianpol, à Genitschi. Ce que nos vaisseaux n’ont point détruit, les Russes eux-mêmes l’ont anéanti aux approches des alliés ; ils ont cédé sans résistance sur tous ces points, et enfin la dernière forteresse russe sur la côte asiatique de la Mer-Noire, Anapa, est aujourd’hui entre les mains des Circassiens. Toute cette expédition a été conduite avec autant de rapidité que de vigueur, et elle n’a pas eu seulement pour résultat ce débarquement inattendu de nos soldats dans la vieille capitale de Mithridate, à Kertch ; elle enlève à l’armée assiégée de Sébastopol ses ravitaillemens par la Mer d’Azof, et ne lui laisse d’autre point de communication avec l’intérieur de la Russie que Pérékop. C’est de ce côté que vont sans doute se diriger aujourd’hui les opérations des armées alliées. La guerre est donc entrée désormais dans une phase nouvelle, plus active, qui doit avoir pour effet d’atteindre toutes les forces, toutes les ressources de l’armée du tsar, et qui aura pour dernier terme la chute de Sébastopol. Ce jour-là, la Crimée sera entre les mains des alliés, et cette terrible doctrine du gage matériel, imaginée par la Russie à l’occasion de son envahissement des principautés danubiennes, se retournera contre elle de toute la puissance d’un droit victorieux.

Ainsi se dessinent les plus récentes opérations de la guerre au moment même où cesse l’œuvre de la conférence, de, Vienne. Si cette conférence pourtant eût ramené la paix en Europe, comme on s’y attendait, nos armées