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même entreprise, dans le même projet, pour former une association vraiment digne de ce nom et susceptible de durée ? Non, c’est là un abus de mots, et de tels essais sont condamnés, dans un temps plus ou moins long, à un inévitable avortement. Là où ils se soutiennent, c’est aux dépens des sources même de la vie :

Et propter vitam, vivendi perdere causas.

En effet, il est un point donc on semble faire bon marché quand il s’agit d’une association entre ouvriers : c’est la direction de l’entreprise. On s’imagine qu’en industrie des bras suffisent, et qu’une tête n’est pas d’une absolue nécessité. Voilà une prétention étrange. Supposons qu’un homme appartenant aux classes libérales se montrât inopinément dans un atelier et y saisît un rabot ou une lime avec la prétention d’y exécuter un travail manuel, sans noviciat, sans apprentissage : y aurait-il assez de rires pour accueillir cette tentative ? Et pourtant les ouvriers ne font pas autre chose lorsqu’ils croient pouvoir du jour au lendemain tirer de leur sein des comptables excellens, des spéculateurs judicieux, des commerçans exercés. À leur sens, le rôle d’un entrepreneur d’industrie ne serait donc qu’un simple jeu à la portée du premier venu. Ce n’est pas ainsi que l’envisagent les hommes investis de quelque autorité. « Ce genre de travail, dit J.-B. Say, qui avait été manufacturier lui-même, exige des qualités morales dont la réunion n’est pas commune. Il veut du jugement, de la constance, la connaissance des hommes et des choses… Dans le cours de tant d’opérations, il y a des obstacles à surmonter, des inquiétudes à vaincre, des malheurs à réparer, des expédiens à inventer. Les personnes chez lesquelles ces qualités ne se trouvent pas réunies font des entreprises avec peu de succès. » Telles sont, au dire d’un excellent juge, les qualités d’un entrepreneur d’industrie, et si exigeant qu’il se montre, j’irai plus loin : j’ajouterai que, pour s’y élever à un certain rang, il faut une éducation et des études qui en général manquent aux ouvriers, et des relations qu’il leur est difficile d’acquérir.

Ainsi le succès d’une association réside surtout dans le chef qui la dirige, — et quand c’est une association entre ouvriers, il faut qu’ils trouvent dans leurs rangs un homme d’élite, doué de qualités nombreuses, et qui sont ordinairement l’apanage d’une autre classe que la leur. Ces qualités même doivent avoir un degré de plus quand il s’agit d’établissemens pareils, où les attributions sont mal définies et greffées les unes sur les autres, où les pouvoirs sont précaires, chancelans et constamment menacés. Au souci des affaires se joint alors pour le chef élu le souci de se maintenir ; il doit réussir et lutter, peser d’une main sur ses associés, et leur montrer de l’autre