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n’en faut pour garder et assurer les positions déjà occupées ; ce qui vaudrait le mieux, ce serait d’envoyer des forces suffisantes pour investir et attaquer la ville du côté du nord. Il faudrait s’assurer d’Eupatoria ; c’était sans but après qu’on avait renoncé à l’attaque par le nord, mais ce serait très utile si on la reprenait, et il faudra prendre des moyens efficaces pour empêcher les communications de l’ennemi entre Sébastopol et Pérékop. Jamais on ne devrait entreprendre un siège avant d’avoir défait l’ennemi en campagne, de sorte qu’on puisse poursuivre les opérations du siège sans interruption. C’est ce que les alliés auraient pu faire, s’ils avaient fait leur descente en Crimée à une époque moins avancée de la saison, et avec plus de forces et de préparatifs de toute sorte… Ce serait encore une grande faute de débarquer à Balaklava les forces qu’on destine à la campagne de 1855, et il faudra adopter des plans stratégiques bien différens pour l’année qui vient ; mais naturellement, et pour des raisons que tout le monde comprendra, nous n’en voulons pas dire plus long. »


Cette opinions d’un homme du métier, si forte qu’elle soit, n’est cependant que l’opinion d’un individu ; mais qu’arriverait-il, si le comité de la chambre des communes allait s’ériger aussi en juge des opérations militaires ? Ainsi que nous le disions en commençant, il ne s’agit pas ici d’un fait accompli, mais d’événemens en cours d’exécution. Quelle indépendance, quelle sécurité, quelle confiance, quelle liberté d’action peuvent avoir des généraux à plusieurs centaines de lieues, quand ils savent qu’ils sont, dans leur pays, soumis jour par jour à des jugemens qu’ils ne peuvent contrôler, à des accusations qu’ils ne peuvent repousser ? Ce qui peut arriver de plus fatal aux gouvernemens constitutionnels, c’est que les pouvoirs dont ils se composent, et sur l’équilibre desquels ils reposent, sortent de leurs attributions. L’histoire de tous les temps en offre assez d’exemples, et les hommes politiques qui dans le parlement combattaient l’enquête avaient le véritable sentiment des dangers qu’elle peut faire courir au gouvernement parlementaire. Un peu d’énergie de la part du nouveau ministère aurait maîtrisé la chambre. Malheureusement lord Palmerston a manqué son moment, il n’a pas su prendre, plus que lord Raglan, une dictature momentanée que l’opinion publique lui avait mise dans les mains. Quand le comité aura terminé son enquête et fait son rapport, que fera la chambre ? Se constituera-t-elle en pouvoir exécutif ? On dit qu’un conseil de guerre ne se bat jamais ; nous voudrions bien savoir ce que ferait un conseil de guerre de six cent cinquante-neuf membres ! Heureusement qu’il reste au ministère anglais la ressource d’une dissolution, et ce sera probablement la seule manière dont le gouvernement et le parlement puissent sortir des embarras qu’ils se sont créés.


John Lemoinne.