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triomphalement la plume et écrivent-ils leurs mémoires pour l’édification du temps présent et la risée de la prochaine génération.

Si indulgent que l’on soit pour M. Barnum et ses espiègleries lucratives, il y a toujours une question qui revient à l’esprit et qu’on ne peut éviter : « Vous marchez la tête haute, et vous vous vantez audacieusement de tout ce que vous avez fait ; mais quel nom peuvent porter vos actions? » Chacun de nous ne peut dans tout le cours de sa vie travailler qu’à une de ces deux choses : augmenter la somme de mal, ou augmenter la somme de bien qui existe dans le monde. M. Barnum a-t-il augmenté la somme du bien? S’il ne l’a pas fait, de quel droit vient-il se vanter de ses succès, et pourquoi ne consent-il pas à manger tranquillement ses revenus? Ses succès coûtent cher au genre humain, et ils pourront coûter cher à son pays, si l’on songe à tous les mensonges qui y ont été répandus par lui et à tous ceux qu’ils engendreront encore, car rien de prolifique comme le mensonge.

En vérité, la civilisation était en droit d’attendre de l’Amérique de meilleurs fruits que ceux qu’elle donne. Les États-Unis oublient-ils donc qu’ils ne sont encore qu’une grande expérience libérale sur laquelle les yeux des peuples sont fixés? Si elle échoue, tout espoir de gouvernement libre s’évanouira, car l’humanité aura déclaré par cet éclatant échec qu’elle est faite pour le rôle d’esclave, et constatera elle-même ainsi la légitimité de son asservissement. Les États-Unis parlent toujours de leur rôle fatal, de leur destinée providentielle; cette destinée est là, et pas ailleurs. Ils peuvent être la dernière planche de salut, ils peuvent être aussi la perte de l’humanité. Il y a dix ans encore, on pouvait nourrir les plus belles illusions sur les États-Unis. Ceux qui en suivent avec attention les mouvemens depuis quelques années savent qu’il est maintenant très permis d’exprimer quelques doutes, et d’avoir dans la grande et heureuse république une confiance plus limitée. Le sens moral s’émousse, les principes deviennent plus élastiques, les intérêts deviennent âpres et violens, les désirs fougueux, la soif d’argent ardente. Les populations industrielles, avec leur moralité équivoque et leurs tendances malsaines, remplacent peu à peu dans le nord les saines populations rustiques. Des populations d’aventuriers européens ont remplacé les colons primitifs. Au milieu de cette confusion, l’esprit moral est moins surveillé, les profits matériels sont plus recherchés, et les Barnums plus honorés. L’avenir qu’un tel présent peut engendrer n’est pas beau; puisse ce présent rester stérile, et M. Barnum ne pas avoir d’imitateurs! C’est ce que nous souhaitons, et ce que nous n’osons espérer.


EMILE MONTÉGUT.