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Soult : dans les rangs élevés de l'armée, au sein des comités d'armes, la création des tirailleurs avait rencontré quelques résistances; elle était encore l'objet de beaucoup de critiques; ses adversaires les plus modérés se bornaient à la trouver superflue. On disait qu'au milieu de l'émotion et de la fumée du combat il était impossible d'ajuster; il suffisait que l'arme fût chargée vite et que la balle allât loin. D'autres craignaient qu'on ne dénaturât le rôle de l'infanterie, qu'on ne diminuât sa solidité, sa cohésion, que dans l'armement on ne sacrifiât la portée à la justesse; la double munition, la cartouche compliquée, le tir sans baïonnette étaient sévèrement blâmés. Faut-il se plaindre de cette opposition ? Nous ne le pensons pas. Les modifications apportées aux institutions militaires, à l'organisation du personnel et du matériel des armées, peuvent avoir des conséquences trop graves, peuvent trop influer sur la destinée des états, pour qu'il ne soit pas indispensable de les peser mûrement. Sans doute ces résistances irritent quelquefois, on se plaint volontiers de la routine; mais le plus souvent la vérité sort triomphante de la discussion. Et alors même qu'une idée juste n'aurait pu trouver sa route à travers ce dédale d'examens, comment ne pas s'en consoler en songeant à la quantité d'innovations funestes qui pouvaient être arrêtées par cette sage barrière? La question qui nous occupe ne fut-elle pas éclairée par cette vigoureuse analyse? Si cette création avait pu se faire plus promptement et plus facilement, eût-elle été aussi efficace et contenue dans d'aussi justes limites? Se fût-on appliqué avec autant d'ardeur à la perfectionner, ainsi que nous le verrons dans la suite de ce récit, sans les critiques dont elle fut l'objet, et qui pouvaient alors si librement se faire jour?

Pour le moment, la meilleure réponse qu'on pût leur faire était de soumettre le nouveau corps à l'expérience de la guerre. La guerre, en effet, venait de se rallumer en Afrique; le bataillon de tirailleurs y fut envoyé. L'épreuve réussit. Les hommes formés par leur éducation gymnastique furent promptement rompus aux marches et aux fatigues; la perfection de leur instruction militaire individuelle fut remarquée et produisit d'heureux résultats; le succès des grosses carabines fut surtout complet; on admira la rare adresse d'un grand nombre de tireurs, entre autres de l'adjudant Pistouley. Embrigadé avec les zouaves, placé sous les ordres du général qui avait présidé aux premiers essais (le comte d'Houdetot), animé d'un très vif esprit de corps, conduit par des officiers ardens et intrépides, le bataillon eut bientôt une excellente réputation, et paya largement sa dette de sang. Son digne chef, le commandant Grobon[1] tomba

  1. Ancien officier d'ordonnance du roi Louis-Philippe, aujourd'hui général de division.