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Parmi les personnifications du demi-monde que nous présente M. Dumas fils, nous rencontrons d’abord, sous le nom de la baronne d’Ange, une certaine Mlle Suzanne, que le vieux marquis de Thonnerins, père de famille, a prise pour maîtresse. Lorsqu’elle s’est vue dans un salon tendu de damas jaune, elle a pris un titre assorti à son ameublement. Elle aurait pu s’intituler baronne de Saint-Ange, suivant l’habitude de ses pareilles qui s’anoblissent et se canonisent du même coup; mais le saint est usé, on le laisse aux marchandes à la toilette. La baronne d’Ange a de l’ambition : elle aspire au mariage. Elle veut un mari jeune, beau, noble, riche et brave. Son apport se compose d’une beauté âgée de vingt-huit ans, d’une grande sécheresse de cœur, d’un esprit rompu à toutes les intrigues, et de 300,000 francs gagnés, Dieu sait comment, au service du vieux marquis.

Deux autres types non moins édifians sont Mme de Santis et Mme de Vernières. Mme de Santis, ci-devant Mme Richond, amie de la fausse baronne, est veuve d’un mari vivant qu’elle a trompé, qui l’a quittée, et qui se distrait comme il peut en la laissant s’ébattre comme elle veut. La vicomtesse de Vernières est une veuve authentique, un restant de femme honnête. Elle a enterré son mari, sa fortune et sa réputation; elle donne des soirées de lansquenet, et brûle en bougies rosés la modeste dot de sa nièce Marcelle. Marcelle est une fille de haute école : elle sort seule, ou, ce qui est pire, avec les amies de sa tante; elle a beaucoup vu, beaucoup entendu, beaucoup retenu, et elle parle des choses qu’elle ne sait pas comme si elle les savait. Ces quatre femmes composent, à tout prendre, un triste quadrille. Marcelle est innocente, dit-on : tant mieux pour elle et pour l’homme qui l’épousera; mais il faut être bien hardi pour aller déterrer une perle dans un pareil monde.

Voici enfin deux honnêtes gens. M. Olivier de Jalin et M. de Nanjac sont des hommes du monde, non pas du demi-monde, mais du vrai monde : ici les demi-lunes deviennent des lunes entières. M. de Jalin est un beau jeune homme de trente ans et de trente mille francs de rente, honnête, délicat au point de s’abstenir de la femme d’un ami, franc, ouvert, vif et pétillant d’esprit; mais lorsqu’on a tout ce qu’il faut pour réussir dans la bonne compagnie, pourquoi se fourvoyer dans la mauvaise? M. de Jalin a voulu simplement exécuter un petit voyage autour du demi-monde. Il chemine à travers les salons les plus bourbeux sans ternir le vernis de sa chaussure; il méprise poliment les femmes qu’il fréquente, il leur donne de bons conseils et au besoin de bonnes leçons, sans trop oublier qu’il parle à des femmes. Sa franchise est tout à fait exempte de misanthropie; il prend les gens comme ils sont; c’est ainsi qu’il a pris Mme d’Ange pour maîtresse. M. de Jalin est un caractère fort bien étudié par l’auteur et toute à fait sympathique au public.

M. de Nanjac est un de ces hommes dont on dit tout le bien possible, sans parler de leur esprit. Il est noble, jeune, riche, brave et fort bien de sa personne. Malheureusement il a servi dix ans dans l’armée d’Afrique, et soit qu’il ait vécu loin des villes dans un gourbi, soit que la fièvre, l’absinthe, ou quelqu’autre fléau algérien se soit appesanti sur son intelligence, il revient d’Afrique comme on arrive du Malabar. Il ne sait pas du monde ce qu’en sait un jeune homme de quinze ans. La baronne d’Ange a jeté son dévolu sur lui; elle veut échanger son titre de fantaisie contre le nom de Mme de Nanjac. Le pauvre garçon se laisse prendre. Il aime tant cette dangereuse fille,