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fit halte à quelque distance de Forum-Julii, dans un lieu appelé Champ-Sacré, pour réunir en conseil les chefs de l’armée et délibérer avec eux sur le parti à prendre à l’égard des captifs. Le conseil, à l’unanimité, décida qu’il fallait sans plus de retard se défaire des hommes et partager les femmes et les enfans par lots entre les soldats. Pendant cette délibération, dont les malheureux captifs ne devinaient que trop bien l’issue, les fils de Ghisulf, qui jouissaient d’un peu plus de liberté que les autres à cause de leur jeunesse, échappant à l’œil de leurs gardiens, s’approchèrent de quelques chevaux qui paissaient sur la lisière du camp, à l’aventure et sans maître. Enfourcher chacun une monture et s’éloigner à toute vitesse n’était qu’un jeu pour les trois aînés, déjà grands et cavaliers experts, mais le plus jeune, appelé Grimoald, n’était encore capable ni de monter seul à cheval, ni de s’y tenir solidement. C’était pour ses frères une inquiétude poignante, la seule qui les troublât dans leur projet de fuite ; désespérant même de pouvoir emmener cet enfant avec eux, ils résolurent de le tuer, afin de le soustraire du moins à l’humiliation de la servitude. Déjà l’un d’eux, mettant sa lance en arrêt, se préparait à le percer, quand Grimoald lui dit en sanglotant : « Ne me tue pas, frère ! mais aide-moi à me placer sur ce cheval, et je m’y tiendrai bien. » Ému de compassion, le fils de Ghisulf souleva son frère dans ses bras, le plaça à cru sur la monture, et, après lui avoir donné quelques conseils, il s’élança lui-même sur la sienne et partit au grand galop. Malheureusement ils avaient été vus, et un gros de cavaliers ennemis se mit à leur poursuite sans perdre un moment. Les trois aînés, inébranlables sur leurs bêtes et profitant de l’avance qu’ils avaient, gagnèrent les bois voisins, où ils disparurent à tous les regards ; mais Grimoald fut atteint par celui des Avars qui chevauchait en tête de la troupe.

Le pauvre enfant, au dire des historiens, était gracieux et beau ; sa chevelure, d’un blond pâle, tombait en boucles épaisses sur ses épaules, et son œil bleu était plein de flammes. Le barbare en eut pitié ; baissant sa lance déjà dressée pour le frapper, il résolut d’en faire plutôt son esclave. S’approchant donc de l’enfant avec douceur, il lui prit la bride des mains et retourna sur ses pas, ramenant en laisse derrière lui le captif et le cheval, et tout fier de sa conquête, car il avait pour lot le fils d’un prince. Grimoald suivait, honteux et pensif, jetant des regards à la dérobée vers les bois où ses frères avaient fui. « Il était petit, nous dit le vieil auteur, Lombard de naissance, où nous avons puisé notre récit ; mais dans ce petit corps s’agitait une grande âme. » Tout en cheminant, il tira du fourreau avec précaution la courte épée qui pendait à son côté suivant l’usage des enfans germains de noble origine, et la levant à deux mains, il