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SCÈNES DE LA VIE ITALIENNE.

cinq cents livres de France). La comtesse n’hésita pas à donner cette grosse somme, et, de peur de laisser échapper l’occasion, elle envoya aussitôt l’argent au joaillier. Le soir, au thé académique, on remarque le précieux camée sur la cravate de San-Caio.

— Je me trompais, pensa don Cicillo ; la comtesse rend justice au chevalier. Je dirais même qu’elle va jusqu’à la partialité, si je n’étais son favori.

Au rebours des Françaises, quimaintiennent parmi leurs courtisans l’apparence trompeuse de l’égalité, Elena conservait l’ordre et la paix en donnant à chacun des attributions diverses. Francesco, malgré sa jalousie, supporta patiemment le voisinage d’un cavalier servant, dont les privilèges extérieurs étaient moins sérieux et moins beaux que les siens. Le marquis Orazio lui-même acceptait son rôle de soupirant avec une résignation qui ne manquait pas de grâce. Trois mois s’écoulèrent ainsi, pendant lesquels aucun nuage ne vint troubler la félicité parfaite qu’on goûtait au palais Corvini. Tout à coup San-Caio interrompit ses visites, sans que personne pût dire ce qu’il était devenu. La comtesse parut inquiète et contrariée de son absence. Elle écrivit plusieurs billets que Francesco porta et qui demeurèrent sans réponse. San-Caio ne rentrait point chez lui. De son côté, le marquis se iivrait a des perquisitions. Il découvrit enfin le réfractaire dans les coulisses du théâtre Valle, pendant une représentation de la Norma.

— Insensé, lui dit-il, veux-tu faire mourir d’inquiétude une personne devant laquelle tu devrais te prosterner ?

— Cher Orazio, répondit le chevalier, un charme invincible me retient dans cette forêt de carton. Je suis amoureux de la Teresina.

— Comment ! d’une chanteuse sans talent, d’une seconda donna !

— Hélas ! oui, Charge-toi d’annoncer ce fatal événement. Accable-moi de noms injurieux. Dis que je suis un écervelé, un ingrat. Ne m’épargne pas. Je serai ton obligé, si tu me dispenses d’une explication.

— N’espère pas faire de moi mon complice, répondit Orazio. Je servirais plus volontiers la vengeance et les ressentimens que ta lâche conduite va soulever contre toi.

Ahimè ! s’écria le chevalier. La fuite est le seul parti qui me reste. Dérobons-nous à cette juste vengeance.

— Voyons, reprit le marquis : ne pourrai-je obtenir de toi une parole sensée, un procédé honnête ?

— Ni l’un ni l’autre, cher Orazio. Adieu, je vais porter sur la terre étrangère mes péchés et mon bonheur, car je suis à la fois le plus grand criminel et l’homme le plus heureux du monde.

Le marquis s’éloigna sincèrement affligé de l’endurcissement de San-Caio ; mais il se renferma dans un silence prudent.