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plus grande et plus solidement construite que les autres. La future reine-mère reçoit en outre une bouillie spéciale. Vient-on à enlever la reine régnante dans un moment où aucune mesure n’a encore été prise pour la remplacer, aussitôt les abeilles abattent des cloisons, élargissent et renforcent quelques cellules, apportent aux larves qui les habitent la bouillie réservée aux bouches royales, et, sous l’influence de ce nouveau régime, ces larves, qui eussent été des neutres, deviennent autant de femelles capables de pondre de trente à quarante mille œufs. Bien plus, si quelques gouttes de la pâtée prolifique tombent dans les cellules voisines et sont dévorées par des larves maintenues d’ailleurs dans les conditions communes, celles-ci montent, pour ainsi dire, d’un degré dans l’échelle du développement et deviennent à demi fécondes. Ainsi, chez les abeilles, les termites, les fourmis, chez tous ces insectes monarchiques ou républicains qui vivent en commun, les neutres ne sont que des femelles à appareil reproducteur avorté. Soustraites par ce fait même aux préoccupations et aux devoirs qui remplissent la vie de tout insecte parfait, elles contractent des obligation s nouvelles. Ce sont elles qui, sous le nom bien connu d’ouvrières, accomplissent seules tous les travaux, creusent les souterrains ou élèvent les édifices, soignent les œufs et les jeunes, ramassent les vivres, et défendent la communauté, même au péril de leur vie.

Nous venons de voir la métamorphose normale amoindrie pour ainsi dire, tantôt par l’accélération prématurée, tantôt par l’arrêt ou l’absence du développement de certaines parties. Chacune de ces causes agissant isolément a altéré le phénomène d’une manière différente; leur action combinée en entraîne la disparition totale. Or un insecte sans métamorphoses s’écarte tellement, au point de vue physiologique, du type virtuel, qu’il est presque déclassé, et sa nature exceptionnelle se traduit par un caractère négatif constant. Jamais il ne possède d’ailes, par conséquent jamais il n’est, à proprement parler, un insecte complet, car les organes du vol sont chez les invertébrés tout aussi exclusivement attribués à ce groupe qu’ils le sont chez les vertébrés aux oiseaux, et ils ne sont pas moins caractéristiques ici. On a pu voir d’ailleurs que leur existence et leur développement fonctionnel sont intimement liés aux métamorphoses. Jamais ils n’existent chez la larve, ils n’apparaissent que chez la nymphe; ils ne se déploient que dans la dernière période de la vie. Tous les insectes à vol puissant et soutenu ont à subir des métamorphoses complètes; pas un insecte à métamorphoses incomplètes, pas même le redoutable criquet voyageur[1], ne jouit de cet

  1. Le criquet voyageur (acridium migratorium) n’est autre chose que cette espèce de sauterelle dont les colonnes serrées ravagent des contrées entières et engendrent parfois la peste ou le typhus par putréfaction de leurs corps, après avoir fait naître la famine par leur voracité. Bien que les ailes de ce grand orthoptère mesurent jusqu’à dix centimètres d’envergure, elles ne sauraient lui permettre seules d’accomplir de longs voyages. Le vol de l’insecte isolé est lourd et peu soutenu. C’est principalement l’action du vent qui transporte ces nuées vivantes à des distances souvent considérables, et les entraîne quelquefois jusqu’en pleine mer.