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M. Michelet. C’est un de ces talens pleins d’agitations nerveuses et dithyrambiques qui cheminent entre l’invective et l’apothéose ; il fait la caricature de ses adversaires, et ne souffre point qu’on touche à la divinité de ceux qu’il aime. Le malheur de M. Lanfrey en prêchant la philosophie et la tolérance, c’est de paraître lui-même un séide. Quelle est donc la pensée de son livre ? C’est une apologie effrénée et exclusive du xviiie siècle. Le xviiie siècle est le résumé de la civilisation ; jusque-là, rien n’existe ; à dater de là, tout commence ; encore la civilisation se restreint-elle parfois singulièrement, puisqu’elle est tout entière, au dire de l’auteur, dans un homme, — dans Voltaire.

Dépouillez ces travestissemens de l’église, ces programmes de morale naturelle et de vague déisme, ces apothéoses ardentes de leur couleur littéraire, que reste-t-il en définitive ? Tout simplement une déclamation de 1820, du temps où l’on croyait de bon goût quelquefois d’appeler Jésus-Christ un estimable moraliste. Ce terrible esprit, jeune par les années et vieux par les idées, ne s’aperçoit point que nous n’en sommes plus là, que le temps est venu où l’on peut admirer Voltaire pour son intelligence sans prendre pour code le Dictionnaire philosophique, que la morale de d’Holbach et d’Helvétius n’est point une merveilleuse nouveauté, et que dans tout cela il y a souvent plus d’ombres et de fantômes que de réalités. Si le livre de M. Lanfrey a été fait dans l’intention d’être une peinture exacte d’un temps, l’histoire est devenue un pamphlet ; si c’est un manifeste au nom du xviiie siècle renaissant, quelles sont ces idées ainsi rassemblées dans un code nouveau ? Elles sont la négation du christianisme, l’auteur l’avoue lui-même ; elles sont anti-chrétiennes par leur réhabilitation des joies terrestres, parce qu’elles sont le démenti de la loi de la chute première, parce qu’elles substituent par tout la liberté à l’autorité, le droit au devoir. M. Lanfrey va même beaucoup plus loin, car, en supprimant tout dogme religieux, il ne nie pas moins l’efficacité de toute métaphysique humaine pour arriver à une certitude, de sorte qu’en définitive il reste à l’humanité la bonne loi naturelle, l’instinct, la liberté de se développer en longueur, en largeur et en profondeur, comme le dit l’écrivain, en ayant le tort de ne point appliquer le mot à sa propre doctrine. M. Lanfrey rapporte qu’un certain abbé du xviiie siècle, rédigeant un Code de la Raison, s’était abstenu de parler de la morale chrétienne, apprenant ainsi aux ennemis du christianisme comment on pouvait s’en passer. Les ennemis du christianisme en général apprennent peu. L’humanité, quant à elle, a appris comment on ne se passe pas facilement du christianisme. Une expérience tragique lui a montré que là où l’idée religieuse disparaît, les esprits peuvent tomber dans les plus honteuses superstitions, que la réhabilitation des joies terrestres conduit au matérialisme le plus effréné, que l’ivresse du droit individuel mène à la servitude. Si c’est là ce que M. Lanfrey appelle les idées du xviiie siècle, il y a un argument invincible à lui opposer, c’est l’histoire tout entière de notre temps.

À dire vrai, le livre de M. Lanfrey est moins curieux en lui-même que comme un signe de l’époque. C’est un symptôme de ce qui fermente dans certaines intelligences qui prennent quelques vagues aspirations pour des