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On a coutume de faire dater les nationalités modernes de l’invasion des Barbares et de l’établissement des chefs germains dans les différentes provinces de l’Occident. Ainsi l’histoire des Francs commence à Clovis, l’histoire d’Espagne à Wamba, et celle de l’Italie à Odoacre. On traite l’histoire des langues comme celle des nations, et c’est à la confusion des idiomes germaniques avec la langue latine, idiomes qui présentaient, dit-on, des formes analytiques, avaient des articles et employaient des propositions, qu’on attribue l’origine des langues destinées à devenir celles de l’Europe moderne. Nous écarterons d’abord les contrées dans lesquelles le flot germanique submergea tout, comme, par exemple, l’Angleterre, où la population bretonne refoulée dut faire place à une race nouvelle, — les Anglo-Saxons, qui, maîtres du pays, lui imprimèrent pour toujours le sceau caractéristique de la langue. Il en fut de même pour la Germanie méridionale, pour la Rhétie et le Norique, qui, autrefois soumis à la domination romaine, disparaîtront presque entièrement sous l’inondation des peuples hérules, vandales et lombards, qui les remplissent et y laisseront leurs descendans. Mais il en sera tout autrement si nous nous arrêtons aux trois grandes contrées dans lesquelles les Barbares ne passèrent que comme les flots du Nil, pour féconder la terre : je veux dire l’Italie, la France et l’Espagne. Là nous allons nous attacher à surprendre les premiers traits du génie national, même avant l’invasion des Barbares, avant le mélange de ces idiomes à l’intervention desquels on a longtemps, mais à tort, attribué exclusivement la naissance des langues modernes.

Il faut d’abord considérer les causes générales qui conservèrent un esprit national dans chacune des grandes provinces romaines. Ces causes sont au nombre de trois : il y a une cause politique, il y a en quelque sorte une cause littéraire, enfin il y a une cause religieuse.

Rome ne professa jamais un grand respect pour les nationalités vaincues. Elle les violenta souvent; mais, avec cette sagesse de la politique romaine, elle ne les violenta jamais plus qu’il ne le fallait pour les intérêts de sa domination. Elle laissa une ombre d’autonomie aux cités italiennes, aux grandes cités de l’Orient et de la Grèce; elle souffrit qu’une sorte de lien se conservât entre les populations de la Gaule et de l’Espagne. Dans cette organisation de l’empire d’Occident qui résulte des décrets de Dioclétien et de Maximien, chacun de ces trois diocèses, l’Italie, la Gaule et l’Espagne, avait à sa tête un vicaire chargé de le gouverner et de l’administrer. Ce vicaire était entouré ordinairement d’un conseil formé des notables habitans de la province. Il s’ensuivait que chaque province avait pour ainsi dire sa représentation défendant ses intérêts, exposant ses besoins, et de cette diversité d’intérêts, de besoins, de ressources, résultait la richesse même de l’empire, chacune des provinces suppléant à ce qui manquait aux autres, et devenant par là l’ornement de cette grande société romaine du temps des césars. Il est si vrai que le monde romain tirait quelque beauté et quelque grandeur de la variété même qui se produisait au milieu de cette uniformité, que Claudien, ce poète de décadence, dans une composition à la louange de Stilicon, représente les diverses provinces de l’empire se rassemblant autour de Rome, la déesse, et venant lui demander son secours. Elles sont personnifiées avec