Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 10.djvu/423

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

invincibles. De même, les Romains avaient aussi rencontré des dialectes qui résistaient au fer et sur lesquels ni le président de la province, ni le procureur du fisc n’avaient puissance. Sans doute, le latin s’était propagé de bonne heure dans beaucoup de contrées envahies par la conquête : par exemple, dans la Narbonnaise, dans l’Espagne méridionale ; mais le latin qui s’y établissait, c’était un latin populaire, celui que parlaient les soldats, les vétérans envoyés dans les colonies. Bientôt il se corrompait par la fusion des races, par son mélange avec les dialectes locaux, et formait autant de dialectes particuliers. Autre était le latin populaire de la Gaule, autre celui qui se parlait au-delà des Pyrénées. Outre cela, les anciennes langues ne lâchaient pas pied. En Italie, le grec devait se perpétuer dans les provinces méridionales jusqu’au milieu du moyen âge. Dans le royaume de Naples, au XVe siècle, existaient encore plusieurs contrées toutes grecques. Dans l’Italie septentrionale, on voit la langue des Ligures, des habitans des montagnes de Gênes, se conserver jusqu’à la fin de l’empire. L’étrusque subsistait encore au temps d’Aulu-Gelle, et n’était pas sans action sur le latin qui se parlait dans les villes voisines. Aussi les anciennes inscriptions des villes italiques sont souvent marquées de cette corruption d’où doit sortir un jour la langue italienne. C’est déjà dans des inscriptions anciennes qu’on trouve, par exemple, ces formes toutes modernes : cinque, nove, sedici mese ; ou ces mots nouveaux : bramosus pour cupictus, testa pour caput, brodium pour jus. De même aussi, la déclinaison des mots disparait entièrement, et ce n’est qu’à l’aide des particules qu’on en détermine les fonctions.

Dans la Gaule, la langue celtique figure jusqu’au Ve siècle, et saint Jérôme l’entend encore parler à Trêves. En Espagne, la vieille langue des Ibères se défend pied à pied ; elle recule vers les montagnes ; elle finira par y être confinée, non sans avoir laissé des traces derrière elle : c’est la langue basque, encore parlée aujourd’hui, et qui n’a pas donné moins de dix-neuf cents mots à l’espagnol moderne.

Vous voyez quelles résistances une langue est capable d’opposer. Qu’est-ce donc qui donne tant de puissance à ces syllabes qui, tout à l’heure, nous semblaient si peu faites pour arrêter les efforts d’un conquérant ? Ce sont les pensées, les souvenirs, l’émotion qu’elles réveillent dans l’homme ; c’est qu’elles renferment pour lui les sentimens les plus enracinés dans son cœur ; c’est qu’elles rappellent tous les usages au milieu desquels il est né, les affections dans lesquelles il a grandi et il a vécu. Une langue bien faite, et toutes les langues se font bien quand elles se développent seules et sans l’influence de l’étranger, une langue n’est autre chose que le produit naturel de la terre qui l’a vue sortir et du ciel qui a éclairé sa naissance ; elle contient, en quelque sorte, l’image même de la patrie. Voilà pourquoi, tant qu’une langue subsiste, le moment n’est pas encore venu où il faille désespérer de la patrie.

En troisième lieu, la religion elle-même, cette puissance qui semblait destinée à mettre l’unité partout, contribua cependant à entretenir la variété, la diversité de l’esprit provincial. En effet, quand l’église romaine se fonde, il semble, au premier coup d’œil, qu’une nouvelle force ait été donnée à Rome pour enchaîner désormais à ses destinées toutes les provinces de l’Occident. Il n’en est pas moins vrai que cette unité, que cette force de