Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 10.djvu/451

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

L’opinion était bien loin alors d’attribuer de pareilles visées à la Russie. Elle avait oublié que, jusqu’à-la déclaration de guerre de la France et de l’Angleterre, le gouvernement de l’empereur Nicolas avait pris l’engagement de se tenir exclusivement sur la défensive. Aux yeux du public, la guêtre avait été engagée sur la ligne du Danube avec toutes ses conditions ordinaires, et moins d’abord il avait eu de confiance dans la force de résistance des Turcs, plus ensuite il se laissait exalter par leurs moindres succès. Les gouvernemens alliés ne partageaient probablement pas cet entraînement, et la plus vulgaire prudence leur conseillait de commencer par organiser leurs forces et d’observer ce qui se passait sur le Bas-Danube, où les premières opérations de l’ennemi avaient pris une tournure menaçante. Ils avaient d’ailleurs d’autres sources d’information que les bulletins plus ou moins véridiques des deux parties. Des officiers envoyés sur le théâtre de la guerre, sir John Burgoyne, général du génie, M. Dieu, colonel d’état-major, M. Ardent, colonel du génie, et d’autres dont les noms nous échappent, avaient parcouru les Balkans, visité les places fortes de la Turquie, inspecté l’armée d’Omer-Pacha, étudié les ressources militaires et administratives du pays, et c’était sans doute d’après leurs rapports que les gouvernemens se dirigeaient. Ces rapports n’ont pas été publiés et peut-être ne le seront-ils jamais; il faut croire cependant qu’ils ne représentaient pas la situation sous un jour très encourageant. Si cette induction est exacte, elle explique pourquoi les armées alliées envoyées au secours de la Turquie s’arrêtèrent à Gallipoli, choisi non pas comme première étape, mais comme la base et le pivot des opérations futures. Se faire de la presqu’île une place d’armes inexpugnable, prendre une position qui domine les abords de Constantinople, [1]

  1. Vengeance et le Jupiter parviennent à passer ; le Henri IV ne passe que le 3. C’est enfin le dimanche 14 novembre seulement que la Ville-de-Paris vient rallier les escadres alliées dans le Bosphore, à Beïcos, à dix milles au-dessus de Constantinople, pas davantage.
    Toutes les difficultés qui ont demandé tant de temps pour faire franchir à la flotte anglo-française les cent soixante-huit milles qui séparent Besika de Beïcos, auraient singulièrement favorisé les opérations des Russes. Tout ce qui était contre nous était un puissant auxiliaire pour eux. La déclaration de guerre de la Porte avait été décidée le 26 septembre dans un grand conseil, composé de plus de deux cents membres ; c’est dire que dès ce jour-là elle était publique, quoique le manifeste où elle a été officiellement dénoncée n’ait paru que dans le Journal de Constantinople du 4 octobre. La nouvelle aurait pu parvenir à Saint-Pétersbourg par le télégraphe d’Odessa dans les journées du 30 septembre ou du 1er octobre, et un ordre pas en conséquence de la déclaration de guerre aurait pu être retourné à Sébastopol dans la journée du 3 ou du 4 octobre. Il y aurait donc eu beaucoup plus de temps qu’il n’était nécessaire pour que la flotte russe se présentât à l’embouchure du Bosphore avant le 19 du même mois. Qu’est-ce qui a empêché la Russie de tenter un coup de main ? Ce ne sont pas les scrupules probablement, car, dans le cas de scrupules, pourquoi Sinope ?