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fallait agir; mais à ces diverses hypothèses il y a des objections formidables. Qu’eussiez-vous fait dans le Caucase, et en quoi ce que vous y auriez fait aurait-il pu servir au but que vous devez pour suivre dans la guerre, le rétablissement de la paix? Qui vous dit que vous auriez été bien reçus par ces héroïques, mais barbares peuplades, avec lesquelles on essaie depuis plus d’un an de nouer des relations sans avoir encore pu parvenir à aucun résultat? Voyez comment les Circassiens vous ont faussé compagnie l’autre jour, lorsque le Léopard et le Fulton sont allés attaquer Soudjak-Kale ! Peut-être n’a-t-on pas fait de ce côté des efforts assez considérables; en débarquant quelques milliers de réguliers turcs, conduits par des officiers du génie et de l’artillerie et pourvus d’un matériel respectable, il ne serait pas impossible d’enlever la chaîne de postes fortifiés qui représente aujourd’hui la seule route ouverte par terre à la Russie pour communiquer avec la Géorgie. Ce serait sans nul doute un résultat de quelque importance, car il mettrait en péril tout l’héritage conquis de ce côté par Pierre le Grand et par ses successeurs. Peut-être n’a-t-on pas tiré tout le parti qu’on aurait pu des moyens d’action dont on disposait dans le Caucase; qui osera dire cependant que la Russie aurait demandé la paix, parce qu’on aurait réussi dans une campagne de ce genre? qui soutiendra que c’était là un plan d’opérations digne d’occuper les armées de la France et de l’Angleterre?

Le projet de passer le Danube et d’attaquer les provinces méridionales de la Russie européenne est plus spécieux, toutefois il ne résiste pas mieux à une discussion loyale. Il est une première raison qui à nos yeux suffirait pour le faire condamner sans appel : c’est qu’une campagne faite dans ces provinces devait avoir pour conséquence la plus probable de changer le caractère de la guerre. Au lieu de faire une guerre toute politique et d’équilibre, on allait droit à la guerre révolutionnaire. Je sais bien que les réfugiés de toutes les nations qui abondent aujourd’hui dans le Levant, et qui assiégeaient en foule les quartiers de nos généraux, cherchaient à les entraîner dans cette voie; mais à coup sûr on ne saurait trop louer les généraux d’avoir résisté, au moins les principaux d’entre eux. C’était pour maintenir l’intégrité de l’empire ottoman, c’était pour obtenir de la Russie des garanties contre le retour des complications où l’Europe avait été jetée, que les alliés avaient pris les armes, et non pour révolutionner la Pologne ou la Hongrie. Une pareille entreprise eût changé tout l’état politique de l’Europe, rompu les alliances qui étaient en train de se former, décidé contre vous les hésitans, fait jeter le masque à tous vos ennemis secrets. Quelle folie de tenter une pareille aventure, lorsque l’Autriche paralysait à votre bénéfice une partie notable des forces de la Russie, lorsqu’elle se chargeait