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rencontrant l’ennemi que sur un seul point, par suite d’une surprise réciproque, et prenant les Russes dans de telles dispositions, qu’ils s’enfuirent devant une tête de colonne composée de quelques compagnies de tirailleurs, à qui même ils abandonnèrent sans la moindre résistance une assez forte partie de bagages. Une armée pourvue d’une cavalerie nombreuse et combattant sur son propre territoire ne peut se laisser surprendre dans de pareilles conditions, presque sous le canon d’une place forte telle que Sébastopol, que parce qu’elle a l’esprit occupé d’autre chose que de la nécessité de battre l’ennemi. De même la précipitation avec laquelle fut coulée la flotte dans l’après-midi du 23 septembre, lorsque les vigies signalèrent l’escadre française débouchant du cap Loukoul, témoigne d’un certain désordre dans les idées. Les cinq vaisseaux et les deux frégates qui, réunis par des chaînes, beaupré sur poupe, formaient une estacade de batteries continue sur tout le travers de la passe, présentaient avec les forts de la rade un obstacle qu’il eût été tout au moins très difficile et très coûteux de franchir. En tout cas, il était naturel de laisser à nos canonniers le soin de couler ces navires. Pourquoi les Russes ont-ils voulu leur épargner cette peine? Ce fut une résolution désespérée, prise à l’improviste dans un moment de trouble, et ce qui le prouve, c’est que l’exécution fut faite par les canons de la place, sans qu’on ait songé à rien enlever du précieux matériel qui se trouvait à bord, sans même qu’on ait donné le temps aux hommes des équipages d’emporter leurs sacs!

Aussi est-il fort à regretter que les alliés n’aient pu tirer immédiatement parti de la victoire de l’Alma. La bataille est du 20 septembre, et c’est seulement dans l’après-midi du 23 que l’armée se remit en marche. Que serait-il arrivé si les Anglais prêts en même temps que nous, car nous étions en mesure dans la journée du 21, eussent obéi à l’impulsion du maréchal de Saint-Arnaud, qui voulait marcher droit sur Sébastopol, distant de six ou sept lieues seulement ? Malheureusement il n’en fut pas ainsi, les Anglais n’eurent achevé d’enterrer leurs morts et d’embarquer leurs blessés que quarante-huit heures après nous. Ce fut une dépense de temps très précieux, qu’il ne faudrait pas cependant reprocher trop vivement à nos alliés. Le nombre de leurs morts, de leurs blessés et de leurs malades était beaucoup plus considérable que le nôtre, et en second lieu la place qu’ils occupaient, la gauche de l’armée, les tenait plus éloignés que nous de la côte, rendait leurs communications avec la mer plus lentes et plus difficiles. À ces inconvéniens, qui résultaient de la force des choses, il faut ajouter aussi que les Anglais s’étaient embarqués dans cette expédition sans équipages d’aucune espèce, sans voitures d’ambulance, sans aucun moyen de transports. Tous