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déjà plus cacher. Le fer et les maladies ont produit dans ses armées des vides immenses, et qu’elle ne peut combler qu’avec du temps et de l’argent. Or l’argent, qui est aujourd’hui plus que jamais le nerf de la guerre, lui fait surtout défaut; le blocus de ses côtes, qui a fait monter chez elle à des prix incroyables une foule de denrées aujourd’hui nécessaires à l’existence ou au travail des hommes; la suspension du commerce, qui enlève au trésor une partie de ses recettes; l’impossibilité de se procurer des capitaux étrangers, ont mis les finances de la Russie dans la position la plus difficile[1]. Et si, pour faire la guerre, il faut des écus aussi bien que des hommes, on ne voit pas quelle est dans cette partie terrible l’importance de l’enjeu qu’elle opposera cette année aux 15 ou 1,800 millions que la France et l’Angleterre se préparent à dépenser contre elle.

La Russie cependant ne désespère pas encore du résultat. Après avoir accepté comme bases de négociations les principes formulés dans les notes du 8 août, elle vient de repousser les moyens qu’on lui proposait pour donner à ces principes une application pratique. C’est une résolution grave pour tout le monde, grave surtout pour elle, car la conséquence peut en être d’augmenter prochainement le nombre des ennemis auxquels il lui faudra résister par les armes. L’article cinquième du traité du 2 décembre 1854 impose en effet à l’Autriche, dans le cas où les négociations qui allaient s’engager à Vienne devaient ne pas aboutir, l’obligation de se concerter avec les puissances occidentales sur les moyens à prendre pour obtenir le but de leur alliance, c’est-à-dire le rétablissement de la paix, en lui

  1. Il est impossible d’estimer exactement les pertes que le commerce de la Russie a eu à subir par suite de l’état de guerre et les privations qui en sont nécessairement résultées pour la masse du peuple. Il est cependant quelques faits que l’on peut citer et qui donnent une idée de la situation. Ainsi l’on sait que l’année dernière les croiseurs anglais ont pris à eux seuls quatre-vingt-deux navires au commerce russe; mais ce n’est rien en comparaison du tort que lui a causé le blocus des ports de la Baltique, maintenu avec une rigueur et une persévérance extrêmes dans une mer des plus difficiles. Quoiqu’on en ait dit, l’effet du blocus a été très sensible : le prix du sucre s’est élevé à plus de 1 fr. 50 c. par livre, l’huile à plus de 5 fr., le vin en proportion, et le reste à l’avenant. Par les dernières correspondances, nous voyons que les ateliers, les fabriques, les usines qui mettent en œuvre les matières premières que la Russie tire de l’étranger sont presque tous fermés par suite de la crise financière aussi bien que par le défaut des éléments de leur travail. Il n’y a que les manufactures impériales qui fonctionnent encore, mais ce n’est qu’à l’aide de sacrifices immenses et hors de proportion avec le but que l’on se propose en soutenant leur activité, qui est de ménager l’amour-propre de l’empereur. C’est d’ailleurs peine perdue. Quoi qu’on ait pu faire pour lui dissimuler les souffrances que la guerre provoquée par son ambition imposait à son peuple, l’empereur Nicolas en a vu l’année dernière un témoignage des plus frappans, lorsque, pendant plusieurs semaines, sa capitale est restée, dans les longues nuits de l’automne du Nord, privée de tout moyen d’éclairage : le blocus empêchait l’importation des houilles nécessaires à la production du gaz !