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ont pu lui en savoir bon gré, mais les hommes studieux ont accueilli avec dépit cet étrange abus de l’imagination. Quand l’auteur, imitant les sauvages qui veulent deviner la marche de leur ennemi, applique son oreille au sol du Champ-de-Mars pour entendre la grande voix de la révolution, qui de nous peut s’empêcher de sourire ? Quand il compare la captivité, le procès et le supplice de Louis XVI à la passion du Christ, qui de nous ne prévoit que ce parallèle, dont la chaire catholique pourrait seule s’emparer, doit le conduire à fausser l’histoire? Une fois en effet que l’Évangile devient le guide et le modèle du récit, il est impossible que ce souvenir n’entraîne pas l’auteur à d’étranges puérilités.

Cependant, malgré ces reproches, que je crois mérités, M. Michelet laissera une trace profonde dans l’histoire de notre littérature. S’il a égaré un trop grand nombre d’esprits, il n’est pas moins vrai qu’il a propagé, qu’il a popularisé le goût de l’histoire. En appliquant au récit des événemens politiques le style de Notre-Dame de Paris, il a commis sans doute une lourde bévue; mais cette bévue même a été pour ses livres un puissant auxiliaire, et bien des intelligences, qui seraient demeurées inactives en face de la vérité nue, se sont émues à la voix d’un historien qui tient à la fois du poète et de l’hiérophante.

M. Thiers se sépare nettement de M. Thierry et de M. Michelet par la nature de son esprit. Il ne possède ni les instincts épiques du premier, ni les prédilections symbolistes du second. Le passé lointain le préoccupe médiocrement, il se passionne plus volontiers pour les événemens d’hier et d’aujourd’hui; mais sur hier et sur aujourd’hui il veut savoir tout ce que savent les hommes de son temps, tout ce que la postérité saura. C’est une intelligence curieuse, avide de renseignemens, qui épuise sans se lasser toutes les sources d’information, qui ne recule devant aucune lecture, si fastidieuse qu’elle soit, pourvu qu’elle espère en tirer profit. Finances, diplomatie, stratégie, rien ne le décourage, rien ne le rebute. C’est là sans doute un immense avantage pour l’historien, car il possède une merveilleuse aptitude pour tous les genres d’investigation, il comprend sans effort tout ce qu’il aborde, et, privilège plus rare encore, il expose avec une lucidité parfaite tout ce qu’il vient d’apprendre. Il est doué d’une singulière puissance d’assimilation, et parle des choses qu’il vient d’étudier comme des choses qu’il saurait depuis longtemps. Les souvenirs, qui, chez la plupart des esprits, ont besoin d’une certaine durée pour s’éclaircir et se préciser, sont chez lui aussi nets le lendemain même de l’information qu’au bout de quelques années. Il abuse parfois de ce don merveilleux pour inonder son lecteur d’une lumière surabondante. Il ne se renferme pas toujours dans les limites de