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s’étonner que les comédiens professent pour Eugène Scribe une si vive admiration. Quel dommage, s’écrient-ils naïvement, que Molière, qui avait tant d’esprit, n’ait pas su faire une pièce comme Bertrand et Raton ! Et les comédiens sont sincères : c’est un chapitre qui manque à Gil-Blas.

Cinq ans avant la chute de Louis-Philippe, nous avons vu naître l’école du bon sens, représentée par MM. Ponsard et Émile Augier. Pour être juste envers ces deux poètes, nous devons les juger d’après leurs œuvres, sans tenir compte des paroles imprudentes échappées à leurs amis. Or Lucrèce et Agnès de Méranie, la Ciguë et l’Aventurière sont des œuvres qui se recommandent à l’attention de tous les hommes lettrés par de sérieuses qualités. Je suis très loin de penser que l’école du bon sens ait détrôné sans retour l’école poétique de la restauration ; je me borne à déclarer que MM. Ponsard et Augier, ramenés à leur juste valeur, abstraction faite de toute question de dynastie, ont dès à présent conquis dans notre littérature une place très honorable. Qu’ils aient ou qu’ils n’aient pas voulu fonder l’école du bon sens, peu m’importe vraiment : je ne fais acception que de leur talent, et sans attribuer à leurs noms la même importance qu’à ceux de Victor Hugo et d’Alfred de Vigny, ce qui serait les desservir, je vois en eux des esprits ingénieux, amoureux du travail, à qui la sympathie publique ne manquera pas, pourvu qu’ils ne se laissent pas étourdir par les louanges.

Cette rapide esquisse du mouvement littéraire de la France accompli dans le court espace de dix-huit ans suffit à démontrer toutes les difficultés de la tâche entreprise par M. Alfred Nettement. Pour passer en revue, pour estimer les historiens, les philosophes et les poètes, il ne faut pas se défier de la pensée ; or cette défiance domine dans toutes les pages du livre que M. Nettement vient d’écrire. Toutes les fois qu’il aperçoit le moindre symptôme d’indépendance, il se hâte d’invoquer l’autorité de l’église et de condamner la liberté. La philosophie, qu’il appelle constamment le rationalisme, sans se douter de la puérilité de cette appellation, lui apparaît comme un fantôme menaçant destiné à tout dévorer, religion, famille, propriété, et il l’excommunie, il l’exorcise avec une piété, une ferveur que je veux croire sincère ; mais il lui échappe des aveux étranges qui atténuent singulièrement l’autorité de ses anathèmes. En parlant d’Auguste Comte et de sa philosophie positive, il avoue naïvement que son livre est presque inabordable, et il a raison, s’il entend parler de ceux qui sont demeurés étrangers à l’étude des sciences. Cependant, malgré cette déclaration, qui a du moins le mérite de la franchise, il ne craint pas de proscrire le livre d’Auguste Comte. Prenant pour guide l’analyse donnée par M. Littré, que ses