Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 10.djvu/579

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vin, Josète. Je te disais donc que Faivre va être obligé de vendre… C’est dommage, Faivre était un brave homme ; mais ces mauvais marchés qu’il a faits, tu sais bien… Il a déjà reçu du papier timbré, à ce qu’on dit, et ce n’est pas le numéro qu’a eu ce matin le garçon qui arrangera leurs affaires. Pour lors j’ai idée que M. de Grailly ferait bien d’acheter le pré de la Malcombe ; il l’aurait à bon compte, ça nous arrondirait. Il faudra que tu ailles à Salins pour lui en parler. Tu sais que ta sœur… Elle est sortie, bon ; je gage que Simon est déjà là, et qu’ils se parlent sur la porte. Eh bien ! oui, imagine-toi, mon garçon, que quand il me l’a demandée, il y a de ça trois mois… Tiens, c’était juste le jour de la Saint-Mayeul[1]… Pour lors voilà que j’appelle Josète et que je lui raconte la chose. — Ah ça, père, me fit-elle en riant, depuis quand les oiseaux nichent-ils en hiver ? — Moi, j’appuie sur la chose, et sais-tu ce qu’elle a fini par me dire… ? Qu’elle ne voulait pas nous laisser tout seuls, ta mère et moi, et qu’on verrait quand tu aurais tiré à la milice. C’est une bonne gent, ta sœur ; Simon n’aura pas à se repentir ; on les mariera pour Pâques. Tu ne bois toujours pas ; est-ce que tu le trouverais mauvais ? Ça ne vaut pas le vin que j’ai bu un jour chez notre curé ; mais, comme on dit, faute de grives, on mange des escargots. Il faudra te marier bientôt, toi aussi. Voyons, as-tu déjà des idées ? Tu en aurais parlé à ton père, pas vrai, mon garçon ? Que dis-tu de la Jeanne Lacroix, d’Andelot ? En voilà qui n’achètent pas le pain à la livre ; mais ils sont trop farauds pour nous. Son père m’a bien dit un jour… Suffit ; je trouve d’ailleurs qu’ils n’ont pas assez de religion. La Toinette Robardet conviendrait peut-être mieux ; mais pour lors je t’avertis que si tu ne veux pas qu’elle te mène, il te faudra lui enfoncer la bague[2]. Enfin nous verrons ; je ne suis plus bon à grand’chose, c’est moi qui bercerai les petits. Allons, bois donc, Mélan ; tu as fait tout de même une bonne journée, va.

Sans une pointe de gaieté, à laquelle le vin de Salins n’était pas étranger, le vieillard eût remarqué dans son fils des signes non douteux d’impatience. Au moment où le père Reverchon avait déroulé devant Mélan la liste des partis auxquels il pouvait prétendre, le jeune homme avait souri amèrement. Évidemment il avait quelque demande délicate à faire à son père, et il attendait, pour la risquer, que le vieillard eût fini. À la fin cependant il se décida à parler, et vidant son verre d’un trait pour se donner du courage :

— Écoutez-moi, père, dit-il, j’ai quelque chose à vous demander.

— Parle, mon garçon. répondit le père Antoine ; je vois bien ce

  1. Saint Mayeul, abbé de Cluny, est le patron de Chapois.
  2. Celui des deux époux qui aspire à l’autorité dans le ménage cherche, au moment de la célébration du mariage, à enfoncer aussi bas que possible l’anneau nuptial au doigt de l’autre.