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d’heure pour t’apprendre à guillevauder[1] comme ça, grinbelle[2] que tu es !

La jeune villageoise venait de se rapprocher de Mélan par un mouvement instinctif, comme pour se mettre sous sa protection. L’inconnu marcha droit vers eux ; mais tout à coup, soit qu’il vint seulement de reconnaître Mélan, soit plutôt qu’il n’eût joué en tout cela qu’une comédie, il changea complètement de ton et de langage. — Tiens, c’est vous, Mélan ? dit-il ; pardon, excuse, je ne vous avais pas reconnu ; il fait si noir ! Vous devez me trouver un peu prompt en paroles ; mais c’est que, voyez-vous, c’est si glissant, une fille à garder ! on aurait meilleur temps avec un troupeau de chèvres. Je sais heureusement qu’avec vous c’est en tout bien tout honneur. Je vais jusque chez les Fumey, s’ils ne sont pas encore couchés. Bonsoir, mon garçon ; que je ne vous dérange pas.

Qu’on nous permette ici une courte digression. Le père si brutal et si accommodant à la fois que nous venons de voir apparaître n’est autre que le fruitier du village, et on comprend qu’un personnage de cette importance ne veut pas être introduit en scène avec aussi peu de cérémonie. Avant de revenir à Mélan et à la jeune habitante du chalet, nous devons faire connaître en quoi consistaient les fonctions du père de celle-ci.

Un village dans le Jura se compose de trois personnes et d’un nombre variable de paysans. Ces trois personnes sont le curé, le maire et le fromager ou fruitier. Le curé a le pas sur celui-ci, le maire le lui cède presque toujours. La Saint-Jean d’été est la fête du fromager, ainsi que celle du bouèbe[3] ou berger. Voyez-le ce jour-là : on décore de fleurs sa jauge, on lui offre un bouquet avec des dragées ; chaque cultivateur lui apporte son offrande, qui est en général de deux sous par tête de vache laitière. Cependant ce n’est peut-être là qu’un fait d’exception ; prenons-le donc dans sa vie de tous les jours. Le voilà installé avec sa chaudière et ses ustensiles chez le fermier pour lequel le fromage se fabrique ce jour-là. Tout au matin, le fruitier a de l’eau-de-vie à peu près à discrétion ; à huit heures, un vaste bol de café au lait ; aux repas de midi et du soir, une soupe au lard, du lard avec des choux, un saucisson de ménage, du jambon, du vin. Même convalescent, le maître de la maison ne mange guère, lui, que de la soupe, et ne boit que de l’eau.

D’où vient ce fétichisme pour un individu qui n’est au fond que le domestique, tout au plus le commis de l’association fromagère ? La

  1. Vagabonder.
  2. Grimbelle ou dringue, fille de mauvaise vie.
  3. Dérivé de l’allemand Bube, jeune garçon.