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mystification ou d’une perturbation immense, dès qu’il se trouve en présence des compagnies, entre les mains desquelles ils ne sont plus à ses yeux que l’instrument d’une puissance absorbante et abusive, qui les détourne de leur but en menaçant tous les intérêts. C’est là le résumé de son livre. Seulement l’auteur n’aperçoit que le côté économique d’une question qui a un sens plus général et plus profond.

L’existence des compagnies est effectivement un fait étrange, non pas au point de vue où se place l’auteur absolument, mais au point de vue de l’état de la société. Depuis plus d’un demi-siècle, il se poursuit un travail inexorable et irrésistible de décomposition. De toutes les forces collectives, politiques ou administratives, morales et intellectuelles, il n’en est point qui soit restée debout et ait échappé à l’action des révolutions. Tout ce qui existait comme corps a disparu. L’homme a été réduit à ce qu’on appelle dans le langage des chemins de fer une unité de trafic, et ce qu’on pourrait appeler sous un autre rapport une unité administrative. Et de cette dissolution universelle, de toutes les forces collectives anciennes, que sort-il ? Il sort une puissance nouvelle sous la forme d’une association dont l’argent est le lien et la raison d’être. Ce n’est point seulement un fait économique qu’on puisse combattre ou neutraliser par des combinaisons économiques : c’est la manifestation d’une tendance de la société ; c’est l’expression du développement des instincts matériels parvenus au point de constituer la seule force collective. Comment opposer à ce fait, qui n’est point sans doute le dernier mot de la civilisation, un contre-poids suffisant, si ce n’est par toutes les impulsions morales, par le sentiment vigoureux de tous les devoirs de la vie politique et civile, par l’effort intellectuel ? Il en est de même des applications générales des chemins de fer. Le chemin de fer en lui-même est-il un instrument de recomposition sociale qui déplace et reclasse tour à tour les populations et les intérêts ? Sous sa féconde influence, l’auteur du livre des Réformes voit se former des associations nouvelles, groupes ruraux, groupes industriels, et même, comme l’économie politique est à ses yeux la racine de tout, la loi génératrice des institutions politiques elles-mêmes, il en déduit la forme et le caractère de ces institutions. Le modèle de la société politique, c’est la société de commerce anonyme. L’auteur n’oublie qu’une chose, c’est que ces déclassemens et ces reclassemens dont il parle sont un fait matériel, et rien de plus, qu’il y a dans la vie sociale d’un peuple des intérêts plus élevés, plus permanens, et dans tous les cas d’une autre nature que les intérêts soumis aux statuts d’une société de commerce anonyme. En un mot, ces chemins de fer, cette industrie, ces groupes, que sont-ils sans la pensée morale qui leur assigne leur rôle, les contient et les dirige ? Là ou cette pensée n’est pas, les groupes sont des agrégations matérielles, les compagnies sont des puissances anormales ; la société elle-même, quelque modèle qu’on lui donne, n’est qu’un assemblage sans lien, qui marche sans direction, qui peut à chaque instant se dissoudre, et que la force seule maintient. C’est dans cette lutte que se résume au fond l’histoire de notre temps. Veiller à l’étendue des concessions de chemins de fer, abaisser les tarifs, maintenir les prérogatives de l’état, revenir, comme le propose l’auteur, à la pensée qui inspira la loi de 1842 sur les lignes ferrées, ce serait sans doute un résultat ; à un certain point de vue