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mains de huit ou dix habitans privilégiés. Je le répète, la ville d’Alexandrette n’est bonne qu’à être quittée.

J’y passai pourtant environ quarante-huit heures. Peu d’instans après notre départ du palais de Mustuk-Bey, nous avions été surpris par un affreux orage et forcés de nous réfugier dans une cabane de douaniers, au bord de la mer. L’espace, trop étroit, ne nous avait pas permis d’abriter nos montures, et, quand nous arrivâmes à Alexandrette, nous découvrîmes que l’un de nos chevaux (un beau turcoman isabelle, avec le muffle et les crins noirs) était comme perclus de l’avant-train. Le conduire plus loin, il ne fallait pas y songer, et le cœur nous saignait rien qu’à la pensée de l’abandonner ainsi à son triste sort. Nous nous décidâmes donc à lui consacrer un jour tout entier, pendant lequel nous prendrions des arrangemens pour qu’il reçût les soins convenables.

Il ne s’agissait plus que de nous caser pour un jour et pour deux nuits à Alexandrette. Nous avions mis pied à terre chez le consul sarde, qui nous avait reçus avec toute la cordialité à laquelle les voyageurs sont si sensibles ; mais le consul vivait en célibataire dans sa maussade résidence, et sa maison, quoique assez grande, n’était pas disposée pour recevoir notre nombreuse caravane. Le consul fit part de son embarras à son collègue l’agent consulaire de la Grande-Bretagne, et le résultat de la conférence fut la mise à notre disposition de la demeure du consul anglais, alors en congé, et de tout ce qu’elle contenait. J’accueillis cet arrangement avec une joie presque enfantine. J’avais remarqué dans la maison du consul anglais certains détails de jalousies vertes, de balcons couverts, qui me reportaient comme par enchantement au milieu des charmantes habitations de Cheltenham et de Brighton. Passer un jour et deux nuits dans un de ces Eden en miniature, que je trouvais inopinément sur les bords de la mer de Syrie, après avoir été sevrée pendant des années de tout luxe et de toute élégance, cela ressemblait à un rêve, à un rêve d’Europe :

Ma nulla è al mondo in c’uom saggio si affida,


a dit Pétrarque, et je me rappelai ce vers en mettant le pied dans mon petit Éden ; le rêve s’était évanoui, ne laissant après lui que des regrets. Le consul était absent depuis plusieurs mois, et un escadron de serviteurs arabes s’étaient établis dans toutes les pièces, laissant après eux des traces trop évidentes de leur séjour. Il fallut s’arracher aux douces visions qui m’avaient un moment bercée, puis ordonner et surveiller les purifications faute desquelles toute maison arabe est inhabitable. Je fis choix d’une chambre exposée au nord,