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et presque une garantie de talent ; à plus forte raison, les éloges publics donnés par le maître à tel tableau qui venait de se produire décidaient-ils de l’avenir d’un peintre et de sa renommée. La foule recueillait avidement au salon les jugemens de l’oracle, connue plus tard les mots de Gérard circulaient de bouche en bouche et dirigeaient infailliblement l’opinion, avec cette différence toutefois que les arrêts prononcés par Gérard n’étaient pas toujours sans profit direct pour lui-même, et que David au contraire ne se préoccupait en pareil cas ni de l’accroissement de sa gloire, ni des intérêts de sa situation. De là cette reconnaissance et ce respect filial qu’il inspira de tout temps aux artistes dont il avait favorisé les débuts ; de là cette dépendance volontaire qui se prolongea chez les plus illustres d’entre eux, chez Gros par exemple, bien au-delà du terme de l’apprentissage. Passés maîtres à leur tour, ils se regardaient encore comme soumis à la discipline ; ils persistaient à s’intituler élèves de l’homme dont ils étaient devenus les rivaux.

Les choses ont singulièrement changé depuis lors. Aujourd’hui le premier soin d’un peintre ayant bien ou mal achevé ses études est de renier ouvertement celui qui les a dirigées. Il affecte la plupart du temps de dédaigner non-seulement les enseignemens reçus, mais aussi l’autorité personnelle et le talent de son maître, et l’on peut citer comme des exceptions assez rares les élèves qui, au sortir d’une école, ne sont pas allés grossir les rangs ennemis. Ne faut-il voir là pourtant que des témoignages d’ingratitude, et les conditions mêmes de l’éducation actuelle, les incertitudes de ceux qui en prennent la charge ne justifient-elles pas en partie ces apparentes trahisons ? Bien souvent, à l’époque où nous vivons, un artiste n’a pu vieillir dans les succès qu’en changeant sans cesse sa manière en raison des goûts, des modes de chaque moment. Au lieu de suivre invariablement la voie qu’il aura jugée la meilleure, il se détourne pour guetter d’où vient le vent et se diriger en conséquence : exemple dangereux ou en tout cas malaisément profitable à des gens qui espéraient recevoir des notions fixes et des convictions. Le moyen de prêcher aux autres ce qu’on n’est pas bien sûr de croire soi-même ? Comment présenter à titre de vérités des principes qu’on rétractera peut-être demain ? comment surtout inspirer aux élèves un patient et sérieux amour de l’art, quand soi-même on n’a d’amour que pour la vogue, de confiance que dans le succès immédiat ? Rien de plus naturel alors que le relâchement des liens entre le maître et les disciples. Ceux-ci, pressés de faire figure et de se signaler à tout prix, ne consultent que leur ambition, et ne se mettent guère en peine de ce que pourra dire ou penser d’eux l’artiste qui n’a été que leur chef nominal. Ils ne songent ni à continuer un système, ni à défendre, à honorer une cause commune ; c’est à eux seuls qu’ils entendent faire honneur ; ce