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Elle n’a point assez d’illusions pour n’en pas saisir les vices et l’incohérence ; elle en reproduit la confusion gigantesque d’un trait fin et pittoresque. La dernière impression qui reste de ce mouvement immense dont le Nouveau-Monde est le théâtre, c’est que les États-Unis, à leur naissance, étaient peut-être plus un peuple, au vrai sens du mot, qu’ils ne le sont aujourd’hui. De ce pêle-mêle, plein de puissance d’ailleurs, que sortira-t-il ? Il serait difficile de le dire. En attendant, c’est un assemblage de forces qui se heurtent, de populations qui s’agglomèrent, d’états qui se forment, de races venant de tous les côtés du globe à ce rendez-vous de la vallée du Mississipi, qui attend deux cents millions d’hommes. C’est moins une société véritable qu’un atelier colossal où vivent toutes les utopies, tous les rêves, toutes les puissances du travail. Mormons, quakers, fouriéristes, socialistes de toute nuance, illuminés, pionniers, émigrans, tout se mêle, et dans ce mouvement le Yankee apparaît comme le héros et le roi de cette marche à toute vapeur vers l’inconnu.

L’initiative individuelle est tout en Amérique, on le sait de reste, et elle se montre parfois sous une forme singulière. Récemment, on parlait beaucoup aux États-Unis de la tempérance, et ce mot a servi de drapeau à un mouvement considérable. Or sait-on comment sont nées les premières associations de tempérance, ainsi que le raconte Mme Bremer ? Ce ne sont nullement quelques honnêtes buveurs d’eau qui se sont réunis pour faire fleurir la sobriété et prêcher l’abstention des liqueurs fortes ; ils n’auraient pas réussi. Le moyen est plus original : c’est dans un cabaret que naissait ce mouvement de la tempérance, entre quelques ivrognes attablés autour de leurs bouteilles. Dans un intervalle lucide, l’un dit qu’il était cependant bien extravagant de se détruire pour enrichir un cabaretier. Ce raisonnement fut trouvé juste. « Si nous renoncions à boire ! » se dirent-ils. Ils formèrent sur-le-champ une société, s’engagèrent par un serment écrit, et de ce bouge partait le mouvement qui a entraîné des centaines de mille individus. Dans cette société curieuse et confuse, les excentricités fourmillent. Mme Bremer raconte l’histoire d’un jeune Yankee à qui il prit l’envie, tout en faisant son commerce, de partir pour Pétersbourg, et d’aller offrir un gland cueilli sur la tombe de Washington à l’empereur Nicolas ! Ce qu’il y a de mieux, c’est qu’il réussit à voir le tsar, malgré les doutes du ministre américain de Pétersbourg il poussa jusqu’à Moscou, et de Moscou jusqu’en Circassie. Il publie sans doute aujourd’hui ses impressions de voyage.

La diversité des peuples éclate dans leurs mœurs comme dans leur politique. Les sociétés qui se forment grandissent souvent dans le désordre et la confusion ; les sociétés vieillies s’y absorbent et y épuisent ce qui leur reste de vie. Elles sont prises parfois d’une sorte de malaise incurable et stérile. Depuis qu’elle s’est précipitée dans une voie d’agitations nouvelles, l’Espagne n’a pu arriver encore à un instant de calme régulier et vrai. Elle va de crise en crise, et plus cette situation se prolonge, plus les difficultés s’accumulent naturellement. La Péninsule vient d’être encore il y a peu de jours, le théâtre d’une des scènes les plus graves qu’il y ait eu depuis la révolution de l’année dernière. La cause de cette scène est la loi dite de désamortissement, qui décrète la vente de tous les biens de l’état, du clergé,