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là il ne rencontrera que solitude et souffrance ; tous les habitans sont des convicts. Il lui semble qu’il va descendre aux sombres royaumes de Dis, qu’il va traverser le Styx, entendre les rugissemens du Cocyte et se voir plongé dans les eaux enflanimées du Phlégéton. Il aime volontiers à s’exagérer son malheur, sans doute afin d’avoir l’occasion de lâcher quelque nouveau torrent d’injures contre l’Angleterre. Il appelle à son secours toute la philosophie et toutes les consolations du Portique, de l’Académie et du mont des Oliviers. Much ado about nothing, beaucoup de bruit pour rien ! comme dit Shakspeare. On arrive à la terre de Van-Diémen, et tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Le climat est sain, le pays charmant, les convicts se gardent d’importuner M. Mitchel ; la police anglaise ne l’inquiète point et même le laisse en liberté sous condition ; il retrouve ses anciens amis, vit, dîne, fume et chasse avec eux ; sa santé se rétablit à vue d’œil, sa femme et ses enfans viennent le rejoindre. Il a l’occasion, qu’il n’aurait jamais eue en Europe, de chasser le kanguroo, et même dans cette terrible ville d’Hobart-Town, la ville des convicts, n’a-t-il pas eu une des chances les plus heureuses qu’on puisse désirer ? Il y a rencontré, paraît-il, la plus belle femme qui existe actuellement dans le monde, une Anglaise née en France, et qui, après avoir absorbé pour ainsi dire tous les élémens de beauté que l’ancien monde pouvait fournir, était venue dès son plus jeune âge développer sous un climat plus chaud ces germes choisis. M. Mitchel parle en termes lyriques de ce chef-d’œuvre de la nature ; mais est-il donc entièrement inhabile dans les arts du dessin ? Il aurait dû orner son livre d’une esquisse de cette belle personne, et donner des renseignemens plus précis. Nous ne sommes pas devenus si matériels et si peu chevaleresques, qu’il ne puisse se trouver encore en Europe bien des gens tout prêts à faire le voyage même d’Hobart-Town pour contempler l’incarnation de l’idée de beauté. Nous recommandons ce voyage à toutes les personnes riches, ennuyées, n’ayant rien à faire. M. Mitchel a eu le bonheur de contempler cette splendide apparition, dont (selon ses propres expressions) le regard est si puissant que, lorsqu’il s’arrête sur vous, le sang abandonne les joues, et que pendant une minute ou deux le pouls s’arrête pour battre ensuite plus vivement ! Comment se plaint-il encore de l’Angleterre ? Il est bien ingrat. Si, comme il le dit très bien, c’est un grand moment dans la vie d’un homme que celui où il a pu contempler le suprême beau, c’est à l’Angleterre qu’il doit cette rare fortune. Trêve de plaisanteries : nous compatissons bien volontiers à toutes les souffrances, mais franchement M. Mitchel a trop d’imagination.

Aussitôt après son arrivée, un officier de police se présenta à lui