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et pendant longtemps on avait refusé de lui laisser recevoir ses provisions habituelles de cigares. En vérité nous nous sentons une certaine faiblesse pour ce hautain proscrit chez lequel l’orgueil du sang savait si bien dominer la souffrance. Descendant aristocratique d’une race royale à moitié sauvage, il supporte son exil morne, silencieux et fier comme un chef indien que les hasards de la guerre ont enlevé à sa tribu. M. Mitchel, que ses opinions violentes et son caractère plus violent encore séparent de Smith O’Brien, rend pleine justice aux qualités morales de ce dernier, qui ne blasphème ni n’injurie, qui ne se répand point en torrens d’insultes et ne s’épuise point en explosions de colère, qui n’éprouve pas le besoin d’annoncer ses malheurs à l’univers entier, mais qui supporte les coups du sort sans se plaindre, avec un calme mépris. Il visita Smith O’Brien quelque temps après sa première entrevue avec Meagher et O’Doherty, et nous a conservé les détails de leur conversation. Il décrit ainsi sa personne : « Sa santé décline visiblement, sa stature n’est plus aussi droite, ni son pas aussi majestueux ; sa chevelure grisonne, et son visage porte les marques du chagrin et de la passion. Il est triste de voir le plus noble des Irlandais jeté là au milieu de l’écume des prisons anglaises. Il a maintenant cinquante ans, et cependant, au milieu de ces bois et de ces collines, il conserve encore toute la gaieté de la jeunesse, mais adoucie et rendue pensive par le chagrin et assombrie par les fantômes des espérances ensevelies. »

Les deux proscrits parlèrent longtemps de la révolution de 1848, et Smith attribua son insuccès à l’influence du clergé. « Les prêtres m’entouraient partout, dit-il ; partout où un groupe se formait, ils accouraient, chuchotant quelques mots, et la foule se dispersait. J’ai vu des vieillards à cheveux blancs venir à moi, les yeux ruisselans de larmes, me dire qu’ils me suivraient joyeusement jusqu’au bout du monde, qu’ils avaient longtemps soupiré après ce jour, que Dieu savait si c’était à leur vie qu’ils tenaient, mais que, s’ils versaient le sang, ils perdraient leur âme immortelle. Ils me supplièrent à genoux de leur pardonner leur désertion. » L’issue de cette insurrection avait porté le coup mortel non-seulement aux espérances personnelles de Smith O’Brien, mais à ses espérances sur l’avenir de l’Irlande ; il acceptait sa défaite et regardait la nationalité irlandaise comme morte pour toujours. Dès lors, que lui importait le plus ou moins de liberté et de bonheur qu’il pouvait espérer encore ? Une fois il avait essayé de s’échapper : ses amis l’avaient averti qu’un bateau apparaîtrait à un jour fixé sur un certain point du rivage ; mais des retards eurent lieu, retards occasionnés, ainsi qu’il le sut plus tard, par le maître du bateau, qui vendit au gouvernement le secret du complot. À la fin, le bateau parut, et Smith