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dirigent tout et ont une liberté de parole souvent incroyable avec leurs maîtres, est moins une imitation de nos mœurs qu’une tradition du personnage de l’esclave dans la comédie latine. Ainsi, dans beaucoup de familles romaines, une femme grecque était près du berceau de l’enfant, un instituteur grec dirigeait son éducation ; jeune homme, des serviteurs grecs prenaient sur lui l’ascendant que donnent les passions d’un maître à qui sait habilement les servir. Il faut se souvenir que les arts et les lettres furent souvent cultivés par des esclaves : Plaute fit tourner la meule, et un certain Timagène était à la fois historien, rhéteur et cuisinier.

Les femmes auxquelles les jeunes Romains avaient affaire étaient le plus souvent des femmes grecques. Ces faciles beautés, célébrées par Catulle, Horace, Properce, Tibulle, ont presque toutes des noms grecs, ou qui annoncent une patrie grecque : Chloé, Lalagé, Glycère, Cinthie, Lésbia (la Lesbienne), Délia (la jeune fille de Délos). Or ces femmes n’étaient point tout à fait ce que nous entendons par le mot courtisanes ; elles cultivaient la poésie, elles inspiraient des sentimens tendres et des passions violentes. Sans être, comme les dames grecques, presque captives dans le gynécée, les matrones romaines menaient une vie assez retirée ; c’étaient donc les courtisanes qui exerçaient, dans des conditions différentes, l’équivalent de cet empire qu’exercent chez nous les salons. En outre, tout ce qui tenait à l’élégance des mœurs, aux soins de la parure, était dans le goût grec. Les antiquités romaines qui se rapportent à cette classe, bijoux, colliers, agrafes, pendans d’oreilles, en fournissent la preuve. Par le luxe des femmes s’insinuait la contagion de la mollesse grecque. Le vieux Caton ne s’y trompait pas, et mêlait des plaintes contre l’envahissement des coutumes de la Grèce à des objurgations contre la toilette des dames romaines, dans son discours au sujet de l’émeute féminine qu’avaient provoquée les sévérités somptuaires de la loi Ogulmia.

L’invasion se faisait donc à la fois par ce qu’il y a de plus sérieux et par ce qu’il y a de plus frivole, par la science et par la parure, par les philosophes et par les courtisanes : en public, par l’enseignement des rhéteurs ; dans l’intérieur de la maison, par l’ascendant des esclaves et des affranchis. Aussi rien ne put résister à cette séduisante et dangereuse civilisation, sa grâce fut la plus forte, et un beau jour cette vieille Rome latine, autrefois étrusque, se réveilla ayant des modes grecques, parlant grec et n’étant plus Rome qu’à demi. Scipion Emilien portait la chaussure grecque et prononça des vers d’Homère en contemplant la destruction de Carthage qu’il venait d’accomplir. Sylla était instruit dans la littérature grecque, et au bas de