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Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 11.djvu/1036

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ayant alors donné aux vaisseaux ronds une supériorité marquée sur les galères, celles-ci furent délaissées[1]. L’administration de la marine garda les chiourmes en en changeant la destination : elle en avait besoin pour les immenses travaux de terrasse, d’épuisement et de construction que comportait la fondation des nouveaux arsenaux de Toulon, de Brest, de Rochefort, dont elle avait à creuser les bassins, à niveler et presque à créer le sol. Aux labeurs du premier établissement succédèrent ceux de la création et de l’entretien de flottes immenses. Le sciage des bois, de lourds fardeaux à mouvoir, des manœuvres de force sans cesse renaissantes appesantissaient le châtiment sur les condamnés, et le justifiaient par les économies procurées à l’état. Ces mesures eurent longtemps des avantages incontestables. Néanmoins les progrès de la mécanique allégeaient graduellement le labeur de la chiourme, et diminuaient dans un rapport équivalent l’avantage économique de ses services. Un jour est enfin venu où l’application de la machine à vapeur au travail des arsenaux et l’introduction des chemins de fer dans l’intérieur des chantiers ont établi des moyens d’action et de transport infiniment plus réguliers, plus rapides et moins dispendieux que l’emploi des forçats. Une force d’inertie constante, favorisée par l’insuffisance des tâches à répartir, par la répugnance de beaucoup d’ingénieurs et de conducteurs de travaux à l’emploi de cette classe d’hommes et par l’indifférence de surveillans ménagers de leur peine, a changé l’ancienne loi du travail des chiourmes. Chacun peut d’un coup d’œil, en comparant sur deux embarcations diversement armées le coup d’aviron du forçat et celui du matelot, se faire une idée exacte du peu d’effort que fait le premier, et il a été constaté, par des expériences souvent répétées, que le produit du travail journalier des chiourmes n’atteint pas toujours le tiers et excède rarement les deux cinquièmes de celui d’ateliers d’ouvriers libres de même force. Dans cette limite même, les arsenaux n’ont pas toujours des travaux utiles à donner aux condamnés, et il a souvent fallu, pour les occuper, imaginer des superfluités ingénieuses, telles qu’on en voit servir d’ornement à la rade de Toulon. Une fois condamnés comme établissemens économiques, les bagnes sont devenus difficiles à maintenir comme établissemens pénitentiaires.

Du moment où le produit effectif de l’emploi des chiourmes est au-dessous de la moitié de celui des ouvriers libres, il est évident que, quoi qu’en dise la loi, les travaux ne sont rien moins que forcés. Quand le condamné a pris son parti sur son infamie (et le nombre de ceux qui en ressentent longtemps l’humiliation est presque imperceptible), le séjour du bagne, — avec la modération et la variété de

  1. Les galères n’ont été définitivement supprimées que par une ordonnance de 1748.