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pour arriver à des traductions rigoureuses. L’opinion qu’avait adoptée Champollion lui fit attribuer à un même signe de consonne des valeurs variables dans l’alphabet copte, et c’est ainsi que fut admise la doctrine singulière des consonnes vagues. Cette erreur, inhérente à de premières tentatives de déchiffrement, se complique bientôt d’une seconde. On supposait dans la transcription en lettres coptes des mots hiéroglyphiques des flexions grammaticales toutes semblables à celles du copte, de façon que l’on identifiait ainsi complètement l’égyptien avec cette langue, et le lecteur des écrits de Champollion, trompé par ce procédé, attribuait à la phrase hiéroglyphique une construction pareille à celle de la phrase copte.

C’est à nettement établir les différences des deux grammaires que doivent désormais s’attacher les égyptologues. Les bases de ce travail furent jetées par un savant philologue allemand, connu d’abord comme interprète des anciens idiomes de l’Italie, M. Richard Lepsius. Dans une lettre adressée en 1837 à un des compagnons de Champollion, Rosellini, et publiée par les Annales de l’Institut archéologique de Rome, M. Lepsius rectifia quelques points de la doctrine du grand égyptologue français, et il essaya d’entrer dans une voie plus rigoureuse et plus analytique. Cette voie fut parcourue depuis en France d’un pas sûr par un savant auquel revient aujourd’hui la majeure partie de l’héritage de Champollion. M. Emmanuel de Rougé entreprit pendant plus de dix années l’étude patiente et sévère des textes égyptiens ; il s’efforça d’arriver à une intelligence rigoureuse des phrases dont la philologie devinait d’abord plutôt qu’elle n’analysait le sens. Guidé par quelques mots d’une signification certaine, aidé de l’emploi de diverses notations grammaticales solidement établies, Champollion arrivait presque toujours à traduire, sans s’astreindre cependant à un mot à mot rigoureux. M. de Rougé eut plus d’ambition et tenta ce qui pouvait seul faire sortir la philologie égyptienne de l’état de stagnation dans lequel elle s’affaiblissait depuis la mort de son fondateur. En étudiant de plus près les textes hiéroglyphiques des Égyptiens, en relevant surtout avec attention les variantes que nous offre la reproduction de textes identiques, M. de Rougé parvint à ressaisir la physionomie de l’antique idiome. Remontant aux plus anciennes époques, il vit disparaître une grande partie de ces flexions et de ces particules, si abondantes dans le copte, et que Champollion s’attachait toujours à rétablir dans ses transcriptions. Lors de ce premier état de la langue égyptienne tel que le détermine M. de Rougé, les radicaux possédaient la faculté d’être employés comme substantifs, comme verbes, et souvent comme particules, parfois même sans que l’écriture exprimât aucun changement dans leur emploi. Ce fait s’observe aussi dans l’ancien chinois, et il paraît avoir été une des lois de la formation du langage. On s’est servi d’abord du mot avec son sens général et indéfini, qui ne comprenait que la notion fondamentale à exprimer. L’idée d’indiquer par une modification le rôle du mot dans la phrase n’est venue que beaucoup plus tard. L’esprit suppléait aux formes indicatives de la catégorie grammaticale, absolument comme cela arrive encore quelquefois dans notre langue, quand nous employons un adjectif avec un sens adverbial. Les pensées que le langage des premiers hommes avait pour objet d’exprimer étaient si simples et si peu abstraites, que l’intelligence.