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Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 11.djvu/1093

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depuis trois jours pour une jeune fille, a traversé l’espace et est allée s’adresser à sa pensée comme ses yeux aux miens ? Dois-je admettre une récompense de la part des puissances inconnues ? Tout homme qui pense fortement à une femme trouve-t-il à un moment donné le salaire de la tension de son être ? Et pourquoi la jeune fille m’a-t-elle remarqué, moi sans importance, sans beauté, sans rien qui attire le regard des femmes ? Il faut que les yeux soient bien beaux en ce moment, fussent-ils médiocres dans les circonstances ordinaires. Je me rappelle maintenant un idiot de village, d’une laideur maladive : on me raconta qu’il regardait avec admiration une jeune paysanne. « Est-ce que tu l’aimes ? lui demandai-je un jour. — Oh ! oui… dedans. » Pendant cette simple réponse, sa figure s’était transfigurée, il était devenu un homme à cette pensée, l’amour lui rendait la raison momentanément. Tout homme peut devenir beau à son insu, s’il éprouve une passion réelle ; mes inquiétudes, le désir de la revoir s’étaient sans doute peints dans mes regards et avaient frappé la jeune fille.

Mais n’est-ce pas le hasard, pensais-je, qui m’a fait rencontrer ce beau regard si pur ? Dès lors je la regardai fixement, laissant de côté le professeur et sa leçon. Je voulais un second regard ; il vint tout d’un coup confirmer le premier et chasser l’idée de hasard ; puis j’en obtins un troisième, un quatrième, et jusqu’à dix que je comptais lentement les uns après les autres, et qui étaient entrecoupés par l’attention que la jeune fille reportait de temps à autre sur le naturaliste. Il n’y avait pas moyen de s’y tromper : elle était tournée du côté du professeur, et pour rencontrer mes yeux, elle avait besoin de se détourner. De la leçon je n’avais rien écouté ; je laissais de côté la mammalogie pour m’occuper d’une autre branche de l’histoire naturelle : l’anatomie du cœur.

Le cours finit trop tôt, et je retrouvai à la sortie mon ami qui suivait avec attention l’histoire des singes et qui me fit quelques questions. « Je n’ai pas trouvé le professeur très clair, » lui répondis-je. Heureusement il avait consacré sa leçon à la comparaison de la race caucasique et de la race éthiopique, et comme des systèmes avaient remplacé ce jour-là l’étude des faits, mon ami se méprit sur la faible attention que j’avais accordée au professeur.

Dès lors, adieu les leçons de mammalogie ; elles ne furent plus qu’un prétexte de rencontres, de regards et de contemplations. Un de mes plus grands bonheurs était de m’installer dans une longue galerie qui précède la salle des primates et d’y attendre l’arrivée des dames. Caché dans une embrasure, je pouvais les suivre par derrière sans que rien dénotât ma présence ; je les laissai entrer les premières, mesurant le temps qu’elles mettaient à parcourir la salle, à s’asseoir,