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laquelle on vient chercher un soulagement sur le bastion de la Porte-Orientale. Sous cette belle lumière de l’Italie, le pied de ces montagnes, dont les sommets sont couverts de neige d’une blancheur si éclatante, paraît d’un blond foncé : ce sont absolument les paysages de Titien. Par l’effet de la pureté de l’air, auquel, nous gens du Nord, nous n’étions pas accoutumés, on aperçoit avec tant de netteté les maisons de campagne bâties sur les derniers versans des Alpes, du côté de l’Italie, qu’on croirait n’en être éloigné que de deux ou trois lieues. Les gens du pays faisaient remarquer aux jeunes Français, ravis de ce spectacle, la Scie de Lecco (le Rezegon de Lek), et plus loin, toujours vers l’orient, le grand espace vide, formant échancrure dans les montagnes, occupé par le lac de Garde. C’est de ce point de l’horizon que les Milanais, réunis sur le bastion de la Porte-Orientale, entendirent venir avec tant d’anxiété, deux mois plus tard, le bruit du canon de Lonato et de Castiglione ; c’était leur sort qui se décidait. Non-seulement il s’agissait de la destinée de toutes les institutions qui, à cette époque, formaient leurs espérances passionnées, mais encore chacun d’eux pouvait se dire : Dans quelle prison d’état serai-je jeté si les Autrichiens reviennent à Milan ?

À cette époque, leur passion pour les Français était au comble, et ils avaient pardonné à l’armée toutes ses réquisitions.

Mais, pour revenir au Corso de Milan, dont l’admirable situation nous a entraîné dans ces descriptions, il faut savoir qu’en Italie il serait de la dernière indécence de manquer à la promenade en voiture que l’on appelle ainsi, et pour laquelle la bonne compagnie se donne rendez-vous chaque jour. Toutes les voitures se rangent à la file, après avoir fait une fois le tour du Corso, et stationnent une demi-heure. Les Français ne pouvaient revenir de l’étonnement que leur causait ce genre de promenade sans mouvement. Les plus jolies femmes venaient au Corso dans des voitures fort peu élevées au-dessus de terre, nommées bastardettes, et qui permettent fort bien la conversation avec les promeneurs à pied. Après une demi-heure de conversation, toutes ces voitures se remettent en mouvement à la nuit tombante (à l’Ave-Maria), et, sans descendre, les dames viennent prendre des glaces au café le plus célèbre ; c’était alors celui de la Corsia de’ Servi.

Dieu sait si les officiers de cette jeune armée manquaient de se trouver, à l’heure du Corso, sur le bastion de la Porte-Orientale. Les officiers de l’état-major brillaient, parce qu’ils étaient à cheval, et s’arrêtaient auprès des voitures des dames. Avant l’arrivée de l’armée, on ne voyait jamais que deux rangs de voitures au Corso ; de notre temps on en vit toujours quatre files, occupant toute la longueur de la promenade, et quelquefois six. C’était au centre de ces six rangs de voitures que celles qui arrivaient faisaient leur tour unique au très petit trot. Les officiers d’infanterie, qui ne pouvaient pénétrer dans ce dédale, maudissaient les officiers à cheval, et plus tard allaient s’asseoir devant le café à la mode ; là ils pouvaient parler aux dames de leur connaissance pendant qu’elles prenaient des glaces. La plupart, après ce moment de conversation, retournaient pendant la nuit à leurs cantonnemens, quelquefois distans de cinq ou six lieues.

Aucune récompense, aucun avancement n’eût été comparable pour eux