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Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 11.djvu/1152

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de se complaire dans son œuvre, il n’est jamais content de la toile qu’il vient d’achever. Il aperçoit très bien les défauts qui seront relevés ; mais comme il a fait de son mieux, il abandonne sa pensée aux chances de la discussion, et se console des reproches qui lui sont adressés en songeant à ses œuvres futures, à ses œuvres prochaines. Il aime son métier avec passion. Produire est pour lui une joie de chaque jour. Aussi, quoiqu’il ne dédaigne pas la gloire, quoique depuis trente-trois ans il n’ait lien négligé pour établir, pour agrandir sa renommée, il ne garde pas rancune à ceux qui le blâment ou le raillent, il ne boude pas le public et se tient toujours sur la brèche. Il ne veut pas que la foule oublie son nom, et se présente chaque année avec une œuvre nouvelle.

Malgré la richesse et la variété des tableaux signés de son nom qui se trouvent réunis au palais des Beaux-Arts, je suis loin de croire cependant qu’ils donnent une idée complète de son talent. La Madeleine au Désert, la Médée furieuse, nous révèlent son aptitude singulière pour l’expression de la souffrance ; mais pour estimer l’étendue de son savoir, pour comprendre ce qu’il, vaut, il faut consulter la coupole de la bibliothèque du Luxembourg, le Triomphe d’Apollon dans la galerie du Louvre, et le salon de la Paix à l’Hôtel-de-Ville. C’est là qu’il a mis à profit de la manière la plus puissante les leçons de ses deux maîtres, Paul Véronèse et Rubens. Ce n’est pas que j’entende le comparer pour la correction au peintre vénitien, il n’accepterait pas cet éloge ; mais pour l’abondance de l’invention, pour la variété des épisodes, pour l’harmonie lumineuse de la composition, il peut se comparer à Rubens aussi bien qu’à Paul Véronèse. La coupole de la bibliothèque du Luxembourg, dont le sujet appartient à la Divine Comédie, se recommande par une grâce exquise, et l’harmonie en est tellement séduisante, qu’on ne songe pas à se demander si le contour des figures est à l’abri de tout reproche. Le Triomphe d’Apollon, de l’aveu même de ceux qui n’aiment pas la manière de l’auteur, est une des inventions les plus hardies et les plus heureuses de notre temps. Les Vénitiens n’ont rien fait de plus éclatant. Quant au salon de la Paix de l’Hôtel-de-Ville, c’est, à mon avis, le meilleur ouvrage de M. Delacroix. Non-seulement le sujet principal, le Triomphe de la Paix, est traité avec une merveilleuse clarté, mais tous les épisodes de la vie d’Hercule, qui ornent la frise, sont rendus avec un bonheur qui n’appartient qu’aux esprits persévérans. Je ne m’explique pas pourquoi l’auteur n’a pas tenu à montrer au palais des Beaux-Arts, sinon la première, du moins la seconde et la troisième de ces compositions. La peinture de la coupole, conçue pour une surface concave, n’aurait pu se dérouler sur une surface plate ; mais le Triomphe d’Apollon et le Triomphe de la Paix