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au nord. Wrangell a aussi remarqué le long des côtes de la Russie et de la Sibérie que le courant va de l’est à l’ouest pendant l’été, et que pendant l’hiver un courant opposé va des îles Faroë au nord-est vers le détroit de Behring. Il est donc hors de doute que la zone polaire est le siège d’une vaste circulation qui doit s’opérer dans un grand bassin intérieur.

L’étude des températures et de leur distribution dans la zone arctique confirme également l’existence d’une mer polaire. Le pôle de la terre en effet n’est pas le point où le froid est le plus grand, pas plus qu’il n’est le pôle magnétique. Il existe dans la zone glaciale deux pôles de froid maximum autour desquels viennent tourner ces courbes que l’on nomme isothermes, parce qu’elles représentent la suite des points de la terre où les températures moyennes sont les mêmes. Ces deux pôles se déplacent dans le courant de l’année, par suite du mouvement des glaces pendant l’été, mais ils restent toujours assez éloignés du pôle même de la terre. On comprendrait difficilement ce fait, si ce pôle était le centre d’un vaste continent recouvert d’un linceul glacé ; il faut donc admettre qu’il se trouve dans une vaste mer, traversée par de puissans courans compensateurs. Il ne serait donc pas impossible peut-être, comme l’a soutenu avec beaucoup de talent un géographe allemand, M. Petermann, en dépassant la Nouvelle-Zemble dans une saison convenable, de se diriger directement vers le pôle, et pourtant l’on a constamment négligé cette route si naturelle pour s’obstiner à fouiller péniblement les détours du labyrinthe polaire.

Tout fait croire désormais qu’il se passera de longues années avant que de nouveaux explorateurs aillent s’aventurer dans les parties les plus reculées des régions du Nord. La voix de l’homme ne troublera plus chaque année le silence des hauts déserts arctiques, et ses pas n’y fouleront plus le manteau vierge des neiges. Les pêcheurs iront encore s’aventurer l’été à l’entrée des détroits, à la poursuite des phoques et des baleines : les passages redoutés seront encore sillonnés par les frêles kayacks où l’Esquimau s’emprisonne, flèches vivantes qui fendent les vagues, et volent comme les mouettes dans la tempête ; mais l’on ne verra probablement plus de véritables escadres pénétrer dans ces canaux longs et tortueux, où la navigation est un continuel danger. L’homme fait ainsi, comme pour attester sa puissance, des invasions hardies dans les régions d’où il semblait à jamais exclu ; mais quand il a surpris le secret de la solitude, il rentre dans son domaine habituel, comme ces tribus conquérantes qui envahissent subitement une contrée, répandent autour d’elles l’étonnement et la terreur, puis se retirent avec leur butin pour ne plus jamais revenir.


AUGUSTE LAUGEL.