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avec quel accent pathétique il nous raconta la fuite de Caïus Gracchus descendant la pente de l’Aventin, suivi de son esclave fidèle. Rome est mon excuse pour ce souvenir donné en passant à la mémoire de son docte et ingénieux historien. J’ai été heureux de rendre sur le Capitole cet hommage à celui dont le souvenir et l’image y sont présens dans le docte institut qu’il a fondé, celui auquel je dois moi-même, avec le goût de l’antiquité, d’avoir compris l’abîme qui peut séparer ces deux choses, — révolution et liberté. L’éducation de mes sentimens politiques devait être complétée par l’ami auprès duquel j’achève ce travail commencé à Rome, l’auteur de la Démocratie en Amérique.

« Quand Caïus Gracchus, a dit Mirabeau, tomba sous le fer des patriciens, il ramassa une poignée de poussière teinte de son sang et la lança vers le ciel. De cette poussière naquit Marius. » La phrase un peu emphatique de Mirabeau est vraie. Les patriciens n’avaient rien voulu céder aux Gracques, et ils furent décimés par Marius. La lutte changea de nature ; on ne se combattit plus avec des lois, mais avec des proscriptions.

Marius, c’était la plèbe incarnée ; inculte, impitoyable comme elle, il avait quelque chose de Danton, si Danton eût été soldat. Sylla est bien le chef du parti aristocratique ; sa cruauté est froide comme la férocité de Marius est emportée et violente. Il y a du dédain patricien dans sa réponse à ce Romain qui, poussé à bout par l’horreur, osa lui demander : Quand cesseras-tu de proscrire ? — Je ne sais pas. — Le même flegme de grand seigneur faisait dire à Sylla un jour qu’il parlait au sénat dans le temple de Bellone, et comme on entendait les cris de deux mille prisonniers égorgés par son ordre dans la Villa publica : N’y faites pas attention, pères conscrits ; ce sont quelques factieux que je fais châtier. Il y a un peu loin de la Villa publica au temple de Bellone, c’est-à-dire aujourd’hui de l’église Saint-Ignace à la Piazza Margana ; mais le sénat était silencieux quand Sylla parlait, et deux mille hommes qu’on égorge font quelque bruit.

Il n’existe pas à Rome de portrait authentique de Marius ou de Sylla. Marius et Sylla, leurs médailles le prouvent, ne ressemblaient pas à leurs bustes prétendus du Vatican et du Capitole. On a donné ces noms à ces bustes parce qu’on leur trouvait l’air méchant : c’était bien une raison ; mais elle n’était pas suffisante, surtout pour Sylla. Celui qui a dit les mots que je viens de rapporter devait avoir une figure dure et froide, portant l’expression altière du dédain. Du reste il n’est pas étonnant qu’on ne possède point, au moins à Rome, des portraits authentiques de Sylla et de Marius. Proscrits