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berceau suspendu à une longue perche, et sa mère veille auprès de lui en filant. Le grand-père est assis sur le four ; il y tresse avec les enfans des souliers de nattes et chante une joyeuse chanson du vieux temps. Les filles sont sur les bancs ; elles filent. Les femmes, placées à leurs métiers, tissent des étoffes rayées ou du drap. Au milieu d’elles se tient la grand’mère ; elle s’adresse à toute la famille et dit : « Que devons-nous conserver soigneusement et qu’est-ce qui nous est le plus utile ? » Chacun médite en silence ; on n’entend plus que le bruit des navettes et des fuseaux. La bonne vieille reprend la parole : « Voilà, dit-elle en montrant le four ; sans lui, nous ne pourrions vivre. Il nous réchauffe dans les froids rigoureux, il prépare le pain de la famille, console le vieillard et égaie les petits enfans. La fumée même qu’il répand nous est salutaire : voyez-la sortir en tourbillons épais le matin, quand on le chauffe ; elle sèche les mure de l’isba[1]. Le four nous conserve la santé, il nous donne le courage et le repos. »


Il y a une simplicité, une douceur tout enfantine dans les chants de Slépouchkine ; mais cette voix trop faible fut à peine écoutée. Heureusement l’œuvre d’initiation à la vie populaire, contrariée jusqu’alors par tant d’influences diverses, fut enfin tentée par les jeunes romanciers qui se groupèrent à la suite de Gogol. Dès lors un programme net rendait toutes déviations impossibles. On sait quels étaient les principes de Gogol : s’affranchir de toute imitation et reproduire avec impartialité, dans tous leurs détails, les sujets empruntés à la via nationale, telle était la règle dont Gogol poussa souvent l’application jusqu’à ses extrêmes limites. Aujourd’hui encore c’est la tendance féconde représentée par Gogol qui prévaut, mais alliée à des instincts de critique et d’art qui la corrigent et la tempèrent.

M. Grigorovitch est l’un des écrivains les plus distingués du groupe littéraire où figurent M. Tourguenief, l’auteur des Mémoires d’un Chasseur, et deux autres romanciers fort aimés du public russe, M. Pisemski et M. Dahl. Sa vie s’est passée en grande partie à la campagne. Né en 1822, dans le gouvernement de Simbirsk, il fut destiné d’abord par ses parens à servir dans l’armée russe. Il fit ses premières études dans une école du génie. Apostrophé rudement un jour par le grand-duc Michel à propos de sa tenue, il renonça à la carrière qu’il avait embrassée et rentra dans la vie civile. Ce n’est pas seulement vers la littérature qu’une fois maître d’écouter sa vocation, il se sentit entraîné d’abord. M. Grigorovitch eut un moment la velléité d’appliquer à la peinture les facultés d’observation qu’il devait porter plus tard dans le roman. Il suivit les cours de l’Académie

  1. Certaines isbas n’ont point de cheminées : on les appelle des isbas noires par opposition aux isbas blanches, ou pourvues de cheminées. Il est évidemment ici question d’une isba noire.