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« Lorsqu’ils entrèrent dans la cour, une petite fille de six ans environ vint à leur rencontre ; elle se mit à courir en criant et en imitant des mains autour du telega, et finit par s’accrocher à la touloupe[1] d’Antone. Celui-ci la prit dans ses bras, lui montra la charrette du doigt, tira de son sein, en souriant avec malice, un petit rameau et le lui donna ; puis il la caressa de nouveau et la posa doucement par terre. L’enfant paraissait ivre de joie.

« — Allons, Vania, cria-t-il au garçon, tu dois en avoir assez, descends et rentre avec la sœur dans l’isba ; allez vous coucher sur le four. Mais vous devez avoir faim ?

« — Oncle Antone, mon tourtereau, mon trésor, laisse-moi dételer le cheval ; je mangerai ensuite.

« — Tu es gelé, comment pourrais-tu t’en tirer ? tes mains sont toutes raides.

« — Oncle Antone, mon tourtereau, reprit Vania, je l’en supplie ! Toi, petite, rentre ; tu as froid… je vais venir.

« Le paysan céda à ces instances, et quelques momens après ils entrèrent tous trois dans l’isba. La femme d’Antone n’était pas seule, et le personnage qui était sur le banc, à quelques pas d’elle, parut faire sur Antone une impression assez désagréable. C’était une vieille femme dont tout l’extérieur annonçait la plus profonde misère. Un teint jaunâtre, un nez pointu, des yeux gris enfoncés, mais perçans, lui donnaient l’apparence d’une babaiaga[2], ou pour le moins d’une sorcière de village. »


Entre cette vieille mégère et Antone Gorémyka s’engage une conversation où l’auteur introduit habilement toutes les formules hypocrites des mendians russes. Antone rapporte à la vieille femme les bruits qui courent sur elle. On assure qu’elle a mis de l’argent de côté. La vieille s’en défend avec force et crie misère : elle n’a point de gîte, et son fils a été fait soldat ; elle est seule au monde. Tout en parlant ainsi, elle prend adroitement quelques renseignemens sur les paysans riches du village, et Antone lui répond sans méfiance. Peu à peu il paraît même se laisser aller à causer amicalement. Il fait asseoir la mendiante à ses côtés et lui offre de partager son repas.


« — Varvara, que fais-tu là dans ton coin ? Sers-nous à dîner ; je meurs de faim, les enfans aussi probablement, et la vieille mangera bien un morceau avec nous.

« — Que veux-tu que je te donne Antonouchka[3] ? Nous n’avons rien.

« — Je croyais qu’il restait des oignons.

« — Non, il n’y en a plus, les enfans les ont mangés ce matin. » Et la pauvre femme poussa un profond soupir.

« — Allons ! donne-nous du pain et du kvas[4], et ne sois donc pas triste comme cela.

  1. Tunique de peau de mouton.
  2. Divinité malfaisante dont le nom revient souvent dans les anciens contes populaires.
  3. Diminutif d’Antone.
  4. Boisson ordinaire des paysans russes : elle est faite de farine de seigle et de drèche.