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a longtemps que le misérable a juré de me perdre, de me chasser d’ici-bas, et sais-tu pourquoi ? Un jour, il y a quatre ans de cela, les paysans, fatigués du monstre, se décident à le dénoncer aux jeunes maîtres qui vivent à Pétersbourg. Comme je sais écrire, on me charge de faire la lettre, et elle est envoyée. Malheureusement il a des amis là-bas, dans les antichambres, et au lieu d’être mise sous les yeux des maîtres, la lettre lui revient. Il réunit les paysans, et à force de les tourmenter, il apprend d’eux que la dénonciation a été écrite par moi. Voilà mon crime. À partir de ce moment, il ne sait qu’inventer pour me punir. Après avoir fait mon frère soldat, il m’a accablé de corvées, si bien que je n’ai plus eu le temps de cultiver ma terre ; il me l’a changée pour une autre qui ne vaut rien. Je suis ruiné ; c’en est fait de moi. Ainsi maintenant voici le moment de payer l’abrok[1]. Où prendrai-je de l’argent. Il m’a réduit à la mendicité et me menace de me faire soldat ou de m’envoyer aux colonies[2], sans pitié pour ma femme. Ah ! si j’étais seul ! Mais non. Ah ! il faut que je sois bien coupable devant Dieu.

« Il se tut, car Varvara rentra précipitamment, et lui annonça qu’on frappait à la porte de la cour. Antone courut à la fenêtre et demanda : — Qui est là ? — On ne répondait pas. Il répéta sa question. Une voix argentine se fit entendre, et une petite fille d’une douzaine d’années parut dans l’isba. À ses traits délicats et à son costume, il était aisé de voir qu’elle n’appartenait pas à la classe des paysans.

« — Que veux-tu, Fatimouchka ? lui dit Antone d’une voix émue. Veux-tu des tiourki[3] ! Tiens.

« — Non, merci ; oncle Antone, répondit la petite encore toute haletante. C’est Nikita Fédorovitch qui te demande tout de suite.

« À cette nouvelle, Varvara se mit à fondre en larmes, et Antone lui-même parut comme atterré. — Allons ! s’écria-t-il, le jour de malheur est arrivé ; c’est sans doute pour la redevance. Varvara, tais-toi. Qu’y faire ? »


Antone se hâta de se rendre à l’invitation de l’homme impitoyable qui dispose de sa vie. Il l’aborde en tremblant. L’intendant réclame le paiement de la redevance. « Écrivez aux maîtres, répond Antone avec calme. Je subirai le châtiment qu’on m’imposera, mais il m’est impossible de payer. » L’intendant se souvient alors qu’il reste à Antone un cheval en vie. Qu’Antone vende ce cheval, et le paiement est assure. C’est en vain qu’Antone le supplie au nom de sa femme et de ses deux enfans adoptifs de lui laisser ce vieux compagnon de travail. — C’est demain jour de foire à la ville, répond l’intendant : va vendre ton cheval, et qu’après-demain l’argent soit au complet.

Cet ordre va décider de la destinée d’Antone. Le lendemain il part,

  1. Redevance pécuniaire.
  2. Les seigneurs et les communes libres ont le droit d’envoyer un paysan en Sibérie, lorsqu’il est prouvé que c’est un mauvais sujet incorrigible. Ce sont ordinairement des hommes impropres au service militaire que l’on expédie ainsi ; on les dirige sur les colonies.
  3. Boulettes de pain trempées dans du kvas.