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Gleb Savinitch. C’est un paysan libre du village de Sasnovka ; il abandonne les champs qui lui reviennent comme membre de la commune pour avoir le droit de pêcher sur ce point de la rivière. S’est-il enrichi à ce pénible métier ? Il serait difficile de le dire. Un paysan russe, quels que soient ses profits, ne modifie nullement sa manière de vivre ; il continue à habiter son isba enfumée, à porter le même kaftane[1] ; sa femme et ses enfans marchent toujours pieds nus. Il serait possible cependant que Gleb eût de l’argent en caisse. C’est maintenant un homme d’une soixantaine d’années, encore plein de vigueur et d’entrain. Quoique d’un caractère ardent, Gleb est presque toujours maître de lui-même ; mais lorsqu’il est poussé à bout, ses yeux s’animent, il élève la voix, et les plus blessans sarcasmes s’échappent de ses lèvres. Anna, sa femme, est une petite vieille très alerte et occupée du matin au soir à faire marcher son ménage. La pauvre Anna est d’ailleurs aussi bonne que résignée, et tout despote qu’il est, Gleb apprécie les qualités de sa compagne. Jamais il ne s’est permis de lever la main sur elle ; mais il la rudoie sans pitié lorsqu’elle se hasarde à lui donner un avis, un conseil, avec cette abondance de paroles que l’on reproche généralement aux femmes ; tout ce que Gleb exige d’elle, c’est que la maison soit en ordre.

Le laborieux pêcheur a trois fils. Le plus jeune d’entre eux, Vania, est un charmant blondin de huit ans, d’un caractère doux et mélancolique ; le second, Vassili, ne le cède point à son frère pour la douceur, mais il est beaucoup plus vif ; quoiqu’il ait douze ans à peine, c’est déjà un solide gaillard aux larges épaules, aux mains nerveuses, et un travailleur infatigable. Quant à Petre, l’aîné des enfans de Gleb, il a vingt-quatre ans et ne ressemble en rien à ses deux frères. Il est d’une taille gigantesque, et pourtant ses membres grêles et sa poitrine étroite annoncent un pauvre ouvrier ; sa figure basanée exprime une énergie sauvage, et il a dans le regard quelque chose de sinistre. Quoique marié depuis un an, il continue, suivant l’usage des paysans russes, à demeurer avec sa jeune femme et son enfant dans la maison paternelle ; mais il supporte assez impatiemment le joug que Gleb impose à tous les membres de sa famille. Il lui tarde d’aller exercer son métier dans un riche village qui se trouve à deux cents verstes de l’isba paternelle, et où on lui a dit qu’il gagnerait sa vie sans grandes fatigues. Il a déjà laissé entrevoir cette intention à son père ; celui-ci ne veut pas en entendre parler ; il ne saurait se passer des services de Petre, et ne veut point louer un ouvrier pour le remplacer. Bien des années se seraient écoulées avant que ce différend

  1. Tunique de drap.