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des serfs est sans doute considérable, mais il serait souverainement ridicule de supposer que le gouvernement les redoute. Lorsqu’il était question de cette réforme sous le règne du tsar Nicolas, quelques récalcitrans s’avisèrent de colporter en secret une lettre dans laquelle le grand-duc héritier, l’empereur actuel, semblait approuver leur manière de voir. Le gouvernement ne fit aucune attention à ces menées de salon ; il savait que d’un mot il les ferait rentrer sous terre. Quelle est donc la raison, demanderons-nous à notre tour, qui lui a fait différer l’abolition du servage ? C’est que l’entreprise n’est pas, quoi qu’on en pense, d’une exécution facile dans un empire où la population est aussi nombreuse et l’administration aussi imparfaite. De tristes exemples montrent qu’une réforme de l’administration serait indispensable pour assurer le succès d’un acte de cette importance. On vit, il y a peu d’années, dans un village peu éloigné de Moscou, un stanavoï rançonner les paysans, en se présentant devant chaque isba suivi de quelques soldats de police et d’un homme chargé de chaînes. L’homme enchaîné était un voleur, et il accusait les divers propriétaires d’être ses complices. Ceux-ci étaient innocens, mais, comprenant le but de cette sinistre tournée, ne cherchaient pas à se défendre ; ils demandaient à parler en particulier au stanavoï, et un billet de trente-cinq roubles terminait bien vite l’instruction commencée. De pareils expédiens sont familiers aux agens de la police rurale, et il faut tout l’ascendant des seigneurs pour les prévenir ou en faire justice. Qu’arriverait-il si les paysans étaient affranchis et se trouvaient seuls en présence de cette armée d’oppresseurs ? Ce déplorable état de l’administration paralyse, on le comprend sans peine, le bon vouloir du gouvernement. Toutefois, s’il ajourne l’accomplissement de la réforme, il sait en même temps la préparer. Plusieurs arrêtés, entre autres un ukaze publié en 1842, tendent à faciliter un arrangement amiable entre les serfs et leurs seigneurs. On peut même dire que dès à présent le servage n’a plus en Russie d’existence strictement légale, car un des articles de l’ordonnance de 1842 reconnaît aux paysans serfs le droit de passer des contrats de libération avec leurs maîtres. Ainsi il serait injuste de prétendre que le gouvernement russe est peu favorable à l’affranchissement des serfs seigneuriaux ; il se propose de l’amener graduellement, et tout porte à croire qu’il ne s’arrêtera pas dans cette voie ; les droits qu’il a accordés dernièrement aux paysans de ses domaines et le bien-être dont ceux-ci commencent à jouir auront pour résultat inévitable d’exciter les serfs seigneuriaux à supporter leur joug avec moins de résignation. C’est ce que les propriétaires russes ont fort bien compris, et la plupart d’entre eux voient ces réformes avec une vive appréhension.