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Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 11.djvu/322

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reconnais : ce grand arbre isolé, ces massifs de fleurs, cette pelouse, c’est là que mes lèvres ont effleuré sa joué, et que mon amour a forcé son amour au point que ses yeux semblaient enhardir mon courage ! Et dire qu’on vient me l’arracher ! Hypocrite vieillard ! avec quel mystère et quelle hâte il a mené son œuvre afin de la séduire par surprise ! Mais patience ; on compte sans un hôte qui se charge de creuser dans la froide terre le lit nuptial du fiancé !… Qu’entends-je ? Ah ! le coq de bruyère ! Enfin je l’aperçois. Bon ! maintenant il quitte la branche et saute sur le balcon de ma maîtresse. Qu’a-t-il donc à regarder ainsi dans son alcôve avec des yeux embrasés de convoitise ? Est-ce une hallucination ? Ma tête se perd ! Il faut que je sois le jouet d’un infernal sortilège ; n’a-t-on pas vu des enchanteurs se changer en oiseaux ? Si c’était un rival ! Oh ! je ne le tuerai pas ! On dit que cet oiseau, quand l’amour le fascine, oublie ses instincts sauvages, et qu’alors les chasseurs peuvent l’approcher jusqu’à le saisir avec la main. Teutons l’épreuve. »


Ici s’offre une scène dont à coup sûr je n’oserais répondre devant un public français, mais que dans le milieu romantique qui l’encadre le poète de Cymbeline ne désavouerait pas. En proie au double démon de l’amour et de la chasse, Othon grimpe dans l’arbre et déjà touche à l’extrémité de la branche qui avoisine le balcon d’Élisabeth, lorsque soudain il s’arrête stupéfait. Dans cette chambre où son œil plonge par la fenêtre restée ouverte aux tièdes brises de la nuit, le royal archer aperçoit la fille du duc de Clèves mollement endormie sur sa couche, et à côté d’elle, la main dans sa main, sa tête adolescente noyée dans les blonds cheveux d’Élisabeth, — Hyacinthe, le jeune clerc, celui-là même que nous avons vu exciter chez Othon de si jaloux transports à propos d’une couronne de fleurs donnée par la princesse ! Après de tendres confidences échangées au clair de lune, Jutta et Élisabeth ont cédé au sommeil, elles reposent enlacées à la lueur d’une lampe d’albâtre. — Othon, que la fureur met hors de lui, s’élance sur le balcon. À ce bruit, Élisabeth et Jutta se réveillent épouvantées ; la lampe tombe, en un moment l’alarme est dans le château, et tout le monde arrive avant que le poignard du féroce archer se soit teint du sang de ses victimes. Le duc de Clèves, le chancelier de Hombourg, le landgrave Henri le Ferré, se précipitent sur les pas l’un de l’autre, et de rapides explications viennent à propos couper court aux catastrophes. Othon reconnaît sa sœur dans Jutta, laquelle de son côté tombe aux pieds du landgrave son père, qui d’abord fronce le sourcil et finit par se laisser fléchir à l’endroit de la folle escapade. Othon épousera Élisabeth, princesse de Clèves ; Jutta, princesse de Thuringe, épousera Ottnit, ce fidèle amant cause de ses pérégrinations romanesques ; ici est le vœu de tous.

Par malheur les combinaisons de l’amour ne sont pas celles du destin, et rassérénée pour un instant, l’atmosphère soudain s’assombrit