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étonnent souvent et nous effraient ? Nous sommes en effet des êtres pour ainsi dire abstraits, notre cœur et notre cerveau sont comme les habitations où est venu loger tout un peuple de pensées et de sentimens avec lesquels nous ne sommes pas encore familiers, et qui sont pour nous-mêmes pleins de mystères. De là le vague de notre langage et l’indécision de notre caractère. De là vient aussi la disproportion qui existe entre nos sentimens et l’expression que nous leur donnons. Le sentiment est vigoureux et profond, l’expression est incomplète et faible. Nous avons tous, comme Werther, une originalité en germe, un caractère moderne en puissance qui ne s’est pas encore développé, et dont la croissance, lente et douloureuse, nous fait mortellement souffrir. Il y a chez nous tous, comme chez Werther, une contradiction entre notre vie intérieure et notre vie extérieure : nos aspirations morales sont singulièrement hardies, élevées et nobles ; mais notre vie extérieure, nos manières et nos mœurs ont forcément quelque chose de vulgaire et de commun qui causera toujours je ne sais quel dépit amer et quelle honte à une âme bien née. Oui, Werther, encore une fois, c’est bien nous, enfans des classes moyennes, avec nos habitudes d’esprit, notre tournure de pensée, notre excessif raffinement intellectuel, notre fatale intelligence des choses les plus subtiles et notre condition équivoque, flottante comme Délos, la patrie du dieu qui fit cesser sur la terre le règne des Titans et inaugura le règne des hommes. En vérité, si nous écrivions notre histoire, nous pourrions tous inscrire en tête le titre du roman de Goethe, les souffrances du jeune Werther. — Et dites-moi, ces simples mots ne contiennent-ils pas pour vous tout un monde de rêveries plus nombreuses que celles qu’éveillaient chez l’éloquente Mme de Staël les orangers du royaume de Grenade et les citronniers des rois maures ?

Je viens incidemment de nommer le dieu qui fit cesser le règne des Titans et inaugura le règne des hommes. Dans notre XIXe siècle, le règne des Titans a aussi cessé pour toujours, et nous essayons d’inaugurer le règne des hommes. Ne nous y trompons pas cependant, cette société moderne qu’on se vante d’avoir établie n’existe pas en réalité, elle existe dans l’abstraction et dans l’idéal : elle existe en nous, chez les quelques millions d’hommes cultivés et moralises qui foulent le sol de notre planète ; mais que de temps s’écoulera encore avant que cette abstraction soit devenue un fait, cet idéal une réalité, et combien de Werthers auront eu l’occasion de se suicider ! Oh ! quand je pense à la société moderne, — je pense inévitablement à la position de Werther à la soirée du comte de G…, et je vois défiler devant lui Mme de S… et son époux, et leur grand oison de fille, le baron de F…, couvert de toute la défroque du couronnement de