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ancres, des câbles, des cœurs à l’infini. Israël se souvint d’avoir vu dans un de ses voyages des dessins semblables sur le bras d’un guerrier de la Nouvelle-Zélande. Lorsque le capitaine eut assez longtemps contemplé ces bizarres figures, objets de son orgueil, il regarda ironiquement sa main toute chargée de bijoux et d’anneaux, emblèmes d’amour et de galanterie. Ainsi, à l’heure de minuit, au sein de la métropole de la civilisation moderne, errait ce barbare en habit civilisé, comme une sorte de fantôme prophétique des scènes tragiques de la révolution française, où l’exquis raffinement de la vie parisienne devait disparaître pour faire place à la sanguinaire férocité des naturels de Bornéo, et comme pour montrer que les bijoux et les bagues, tout aussi bien que le tatouage et les anneaux portés au nez, sont des signes de cette sauvagerie primitive qui sommeille toujours dans l’esprit humain.


III

Trois jours après l’arrivée d’Israël à Paris, le docteur Franklin entra dans sa chambre un petit paquet de papiers à la main. Son regard parlait de départ immédiat avec une telle éloquence, qu’Israël se leva, mit ses bottes, et se tint dans l’attitude d’un homme qui va partir.

— Très bien, mon cher ami, dit le docteur ; vous avez sans doute les papiers dans vos bottes ?

Israël se déchaussa rapidement et aida le docteur à cacher les papiers.

— Il est maintenant dix heures et demie, dit le docteur. À onze heures, la diligence pour Calais part de la place du Carrousel. Partez immédiatement. Voici quelques provisions pour le voyage. Songez bien que si vous êtes pris sur le territoire anglais avec ces papiers, vous vous perdrez et vous perdrez vos amis de Brentford. Vous ne pouvez donc être trop prudent ; cependant ne soyez pas trop soupçonneux. Que Dieu vous bénisse, mon honnête ami ! Partez.

Israël, arrivé à Calais, prit le paquebot. Pendant la traversée, ayant cédé au sommeil à côté de deux hommes occupés à fumer dans le gaillard d’avant, il eut un réveil assez désagréable. Un de ces hommes essayait de retirer doucement une de ses précieuses bottes ; l’autre était déjà à terre à côté de lui. Israël se rappela l’aventure du Pont-Neuf et les conseils du docteur Franklin ; il se contint et dit poliment : — Monsieur, je vous remercie de m’avoir déjà débarrassé d’une botte. Quant à l’autre, laissez-la où elle est, je vous prie.

— Excusez-moi, dit le drôle, praticien accompli dans l’art de