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Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 11.djvu/465

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paraît. On a proposé une taxe sur les valeurs mobilières, même l’impôt sur le revenu. En fin de compte, c’est le projet du gouvernement qui a été voté, comme cela était facile à prévoir. Ainsi la guerre apporte ses charges matérielles, tandis que le pays subit des pertes bien plus cruelles encore, celles de tant de vaillans soldats qui meurent chaque jour en Crimée pour la cause de la civilisation et de l’Europe.

Dans ce flot d’événemens qui se pressent, il y a une part qui entre à chaque instant dans le passé. Les hommes eux-mêmes disparaissent de la mêlée, touchés par un doigt invisible, et deviennent des personnages de l’histoire. C’est une coïncidence singulière, et fatale assurément, qui a fait mourir en quelques mois, de la même mort, ces deux chefs dont nous partions, lord Raglan et le maréchal de Saint-Arnaud. Appelés les premiers à porter le poids de cette formidable lutte, ils différaient par leur nature autant que ces armées mêmes qu’ils étaient chargés de mener au combat. L’un avait le calme, le sang-froid, la lenteur prudente et opiniâtre du soldat britannique ; l’autre portait en lui ce feu d’intrépidité et ce besoin d’action de la race militaire française. Lord Raglan aura sans doute son histoire en Angleterre, telle qu’il la mérite. Le maréchal Saint-Arnaud s’est fait lui-même d’avance, et sans y songer, son propre historien, dans ces Lettres qu’on publie aujourd’hui, et où l’on voit se refléter toute une carrière, toute une vie, surtout un caractère plein de ressort et de vigueur. Les Lettres du Maréchal Saint-Arnaud, comme tous les documens de ce genre, ont cela de curieux, qu’elles portent l’empreinte de leur origine. Ce sont les confidences intimes d’une nature qui sent vivement et qui rencontre sans effort l’expression juste et colorée, souvent ingénieuse et saisissante. C’est une sorte d’autobiographie animée et dramatique. Que de choses en effet dans cette existence, depuis le jour où Saint-Arnaud entrait à dix-sept ans, en 1815, dans les gardes du corps jusqu’au moment où il succombait le lendemain de l’Alma ! C’est entre ces deux dates que se déroule cette carrière où il y a les périodes obscures à côté de la période de brillante émulation guerrière. Poussé par l’esprit d’aventure, le jeune soldat allait même en Grèce à l’époque de l’insurrection hellénique, et il faut ajouter qu’il n’en revint pas avec un enthousiasme très vif pour les Hellènes. Il ne se doutait guère alors que dans ces contrées qu’il parcourait en volontaire inaperçu, il se retrouverait un jour à la tête des armées de la France. Saint-Arnaud ne reparaît dans l’armée que vers 1831, d’abord faisant la guerre dans la Vendée contre les chouans, puis bientôt comme lieutenant de la légion étrangère en Afrique. C’est là que cette destinée commence à se dessiner et à se fixer ; là commence cette lutte d’une volonté énergique au milieu des émotions fébriles de la vie militaire. On voit le lieutenant de la légion étrangère s’élever successivement de degré en degré jusqu’à ce sommet où il n’aurait pas osé aspirer, et où un coup imprévu l’a porté. C’est durant cette longue période qu’il se raconte en quelque sorte lui-même familièrement. Dans ces Lettres, écrites au jour le jour, il se révèle incontestablement une rare nature de soldat. Qu’il y eut des orages dans cette vie, Saint-Arnaud ne songe guère à le nier. « La sagesse n’est pas donnée à tout le monde, dit-il en 1839 ; mon pauvre ami, je suis arrivé tard à l’appel quand on la distribuait. On a beau dire, cela dépend beaucoup du