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chef de bande. Tout cela est exprimé avec feu, avec originalité, dans cette correspondance où, à côté du langage du soldat, se retrouve l’accent ému et viril de l’homme songeant toujours à sa famille, et ne séparant point ses enfans de ses rêves de gloire. Ainsi se révèle cette vigoureuse nature, l’un des types les plus curieux des guerres africaines, par ce mélange d’activité nerveuse, d’esprit et de bonne humeur militaire. Les Lettres du maréchal Saint-Arnaud resteront sans contredit sa meilleure histoire. L’homme s’y peint tout entier, comme il se laissait pressentir déjà dans ces derniers rapports de Crimée qui conservent une sorte de teinte émouvante et funèbre adoucie par l’éclair de la victoire.

Voilà cependant comment les destinées s’enchevêtrent dans le mouvement de la vie, et comment les œuvres intellectuelles elles-mêmes viennent reproduire la diversité et la confusion d’une époque. Le maréchal Saint-Arnaud laisse des Lettres qui peignent l’âme de l’homme et du soldat dans cette période qui s’achève à peine ; M. Dupin, l’homme de loi et de parlement, écrit aussi ses Mémoires, et profite des loisirs qui lui sont faits pour fixer ses souvenirs, pour rassembler ses réflexions sur les études et les travaux de sa longue carrière, afin de les léguer à sa famille, à ses amis, à la patrie « et à la postérité enfin, s’il doit aller jusqu’à elle. » M. Dupin est certainement, lui aussi, une des natures originales de notre temps par le bon sens, par la verve de l’esprit, par une certaine rudesse qui ne laisse point de s’allier parfois à une certaine flexibilité. Il a eu un grand rôle, soit comme homme politique, soit comme avocat, et il a été mêlé à presque tous les événemens publics contemporains depuis 1815, époque où il était déjà membre de la chambre des représentans, jusqu’au 2 décembre 1851, qui le trouvait président de l’assemblée législative. Or quel témoignage apporte-t-il sur ces événemens ? quelle lumière nouvelle a-t-il à révéler ? C’est ici peut-être qu’est le plus grand embarras. M. Dupin a beau dire : Quaeque miserrima vidi et quorum pars fui ! il ne raconte point ce qu’il a vu, les catastrophes où il a eu une part. Ses Mémoires sont des notices sur les causes qu’il eut à soutenir dans sa carrière ; ce sont des défenses continuées selon sa propre expression, ou, si l’on veut, des supplémens de dossier.

Dans M. Dupin, il y a, ce semble, plusieurs hommes : il y a celui qui a fait une figure politique, il y a l’avocat, et il y a un dernier homme enfin qui admire les deux autres. C’est celui-ci qui écrit ses Mémoires. M. Dupin plaide sa cause auprès de la postérité, et il lui rappelle quels illustres cliens il a eu à défendre, quels tableaux lui ont été offerts, comment il a été peint dans telle altitude, prononçant telle phrase. L’auteur n’oublie pas même les fragmens de journaux qui le comblent d’éloges. L’intérêt des Mémoires de M. Dupin naît moins de leur nouveauté et des révélations qu’ils contiennent que d’une impression mélancolique qu’ils éveillent. Toutes ces causes dont parle l’auteur sont en effet, à un certain point de vue, le résumé de notre histoire ; elles en marquent pour ainsi dire les jalons. Beaucoup sont oubliées aujourd’hui, quelques-unes dans leur temps passionnèrent les esprits ou les attristèrent. Vous trouverez là l’histoire tragique du maréchal Ney et le fatal souvenir des luttes civiles dans tous ces procès qui se succèdent. Puis viennent les luttes de la presse. De toutes ces causes, un petit nombre seulement