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Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 11.djvu/602

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cour d’Espagne, dont il ne parlait jamais sans pleurer comme un enfant. Joignez à ce chagrin d’une grandeur éclipsée la passion funeste que lui inspira la femme de son neveu, et vous aurez une idée de l’amertume de ses dernières années. Cette femme, jeune, belle et distinguée, appartenant à une des plus nobles familles de Bologne, repoussa avec dédain le sentiment que Farinelli éprouvait pour elle. Lui qui, dans sa jeunesse, avait été recherché, et adoré, je puis l’affirmer, des plus grandes dames de l’Europe, il me dit un jour d’un accent désespéré : « Je donnerais ma fortune, ma vie et jusque ma part de paradis pour quelques jours de bonheur passés avec Luccinda ! » Il chantait devant elle, d’une voix chevrotante, les morceaux les plus touchans de son répertoire sans pouvoir adoucir son inhumaine. Enfin il s’oublia jusqu’à éloigner son neveu et se fit le tuteur jaloux et tyrannique d’une jeune femme dont la fierté a empoisonné et abrégé certainement sa vie.

— On pourrait appliquer à ce pauvre Farinelli, répondit l’abbé Zamaria, ces deux vers de l’Arioste :

Che la cagion del suo caso empio e tristo,
Tutto venia per aver troppo visto,


ce qui veut dire que « trop d’expérience nuit au bonheur. »

— Je possède une fort belle gravure d’Amiconi, dit Canova, où Farinelli est représenté assis au milieu d’un portique, ayant à ses pieds un groupe de petits amours qui chantent et folâtrent autour de lui. Une muse lui pose une couronne sur la tête, tandis qu’au fond du tableau on aperçoit la Renommée qui s’élève au-dessus d’un nuage pour annoncer l’avènement du grand artiste. Jeune, beau et plein de grâce, Farinelli tient à la main une guirlande de roses dont il admire la fraîcheur, et au bas de cette gravure, qui a été publiée à Londres, on lit ce vers tiré de l’Énéide de Virgile :

Priman merui qui laude coronam.

Signori, reprit Grotto avec une certaine dignité, Farinelli et Caffarelli, dont le véritable nom était Majorano, comme vous le savez sans doute, sont les deux sopranistes les plus admirables qu’ait produits l’Italie, si féconde pourtant en semblables merveilles. Nés dans la même contrée, l’un à Naples en 1705, l’autre à Bari en 1703, tous les deux élèves de Porpora qu’ils ont laissé dans la misère, ils ont vécu près d’un siècle et sont morts riches et glorieux, mon ami en 1782, et Caffarelli l’année suivante, dans son duché de Santo-Dorato. Doués tous les deux d’un physique charmant et d’une voix de soprano étendue, sonore, limpide, que leur maître avait assouplie dès l’enfance par des exercices si bien gradués, qu’en sortant