Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 11.djvu/610

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

races mongoles qui ont fourni des soldats à Gengis-Khan. Aux voyageurs diplomatiques succédèrent enfin les savans. La première expédition scientifique en Sibérie, commencée en 1739, sous le règne d’Anna Ivanovna, nous montre avec orgueil, à côté de l’illustre nom de Behring, ceux de ses dignes compagnons, l’historien Müller, l’archéologue Fischer, le médecin Steller, et le laborieux botaniste si apprécié de Linné, Jean-George Gmelin. Il y en a eu une autre, accomplie par les ordres de Catherine II, qui rappelle aussi de glorieux souvenirs ; elle fut conduite par le Cuvier de la Russie, le grand naturaliste Pallas, assisté du second des Gmelin, ce courageux Samuel-Théophile, qui, après de longues fatigues en Sibérie, fut fait prisonnier par les sauvages du Caucase, et périt martyr de la science au fond d’un cachot humide. Le dernier de ces vaillans explorateurs est l’amiral Wrangel, dont le voyage, exécuté de 1820 à 1824, a été pour les physiciens et les naturalistes une source d’informations précieuses. Entre Behring et Wrangel, l’histoire cite plusieurs noms dignes de mémoire, et quelques-uns illustres ; ce sont surtout de hardis capitaines de vaisseau, M. Krusenstern et M. Otto de Kotzebue, d’intrépides voyageurs, M. Ledeburg, M. Bunge, M. Gustave Rose, et un maître qu’on trouve toujours à la tête des grandes explorations de la science, M. Alexandre de Humboldt.

Presque tous ces hommes sont des fonctionnaires russes ou des savans allemands. Dévoués à des études spéciales ou gênés dans leurs narrations par l’esprit de leur pays, on comprend qu’ils n’aient pu donner un tableau complet de leur voyage. Quel que soit cependant l’intérêt des observations scientifiques en ces régions de l’Asie septentrionale, il y a mille autres détails qui excitent notre curiosité. La politique et l’histoire ont là d’étranges mystères. J’ai souvent cherché des renseignemens exacts sur ces contrées, où tant de milliers d’hommes ont été envoyés en exil, où tant de nobles cœurs et de personnages tragiques, les uns punis d’un mouvement généreux, les autres victimes des drames ténébreux d’une cour despotique, ont été ensevelis vivans dans un linceul de neige. Je voulais avoir autre chose sur ce point que des déclamations trop faciles. Quand je lisais les tragiques aventures des Menchikof, des Jean de Courlande, des Dolgorouki, des Tolstoy, des Biren ; quand je lisais que le maréchal de Munnich avait été relégué dans le petit bourg de Pélim, au milieu des glaces, au milieu de forêts marécageuses qu’il est impossible de parcourir même en été, et qui semblent exactement décrites en ces vers de Dante :

Questa palude, che ’l gran puzzo spira,
Cinge d’intorno la città dolente[1] ;

  1. Inferno, cant. IX, v. 31-32. « Ce marais, qui exhale la grande puanteur, entoure de toutes parts la cité de douleur. »