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courrier la rejoignit, apportant au colonel l’autorisation de résider à Jakutsk, c’est-à-dire sur un point moins éloigné et moins septentrional que Viluisk. Ils continuèrent leur route et arrivèrent le soir à Irkutsk. M. de Muravief avait demandé comme une grâce une résidence située encore plus au sud, et espérant que la réponse lui serait remise par le courrier du lendemain, il suppliait le gouverneur d’Irkutsk de lui permettre de passer la nuit dans cette ville, afin d’y attendre l’autorisation sur laquelle il comptait. Le gouverneur n’osa prendre une telle liberté ; il fallut se remettre en route la nuit, il fallut suivre la direction du nord et s’engager dans les contrées sauvages où commencent réellement les horreurs sibériennes. C’était la nuit, et au plus fort de l’hiver. La petite troupe des proscrits suivait les bords escarpés de la Léna ; maintes fois les traîneaux s’enfonçaient dans la neige, et l’on pouvait craindre à tout instant que l’équipage ne fût précipité dans le fleuve. Les proscrits mirent pied à terre et continuèrent leur route dans la neige, Mme de Muravief portant sa petite fille dans ses bras. Ils étaient loin déjà lorsque, le troisième jour de ce cruel voyage, ils furent atteints par un second courrier qui apportait la permission de résider à Verchné-Udinsk. Quand ils arrivèrent au lieu de leur exil et qu’ils furent remis aux mains de la police locale, le colonel fut enfin délivré du Cosaque qui, pendant cette dure expédition, l’avait suivi comme son ombre. Le jour, la nuit, debout ou couché, partout en un mot il voyait là cet insupportable surveillant avec son servilisme farouche et son stupide silence. « Le premier jour de mon arrivée, disait-il à M. Hansteen, j’allai me promener dans les rues du village. C’était par un beau jour d’hiver. Je ne saurais exprimer la joie que je ressentis de pouvoir me diriger où je voulais. À chaque instant, à chaque coin de rue, je me retournais encore pour voir si mon ombre ne me suivait pas. Ah ! celui-là seul comprend tout le prix de la liberté qui en a été privé pendant longtemps. »

Après quelques années de cette liberté, si restreinte, hélas ! et toutefois si vivement sentie, le tsar se souvint, à ce qu’il paraît, de l’innocence du condamné. M. de Muravief avait vieilli là sans se plaindre, au milieu des joies et des douleurs de la vie de famille ; ses deux fils aînés étaient morts sous les coups de ce climat rigoureux, mais une seconde fille lui était née, et désormais cette Sibérie maudite était consacrée à ses yeux. On eut honte enfin de cette iniquité, on fut touché de cette résignation si noble. Qu’est-ce à dire ? Pensez-vous que M. de Muravief ait été rappelé dans son domaine de Botovo ? Non ; la clémence du tsar mérite d’être consignée par l’histoire : le brillant colonel des guerres de l’empire, le héros de Kulm récompensé par Alexandre Ier, fut nommé administrateur de la ville et chef